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les métamorphoses

ses désirs. Trop crédule Narcisse, pourquoi t’obstiner à poursuivre un fantôme qui t’échappe sans cesse ? l’objet de tes désirs est une chimère ; l’objet de ton amour, tourne-toi, et tu le verras évanoui. L’image que tu vois, c’est ton ombre réfléchie dans les eaux ; sans consistance par elle-même, elle vient et demeure avec toi ; elle va s’éloigner avec toi, si tu peux t’éloigner de ces lieux. Mais rien ne peut l’en arracher, ni la faim ni le repos : couché sur l’épais gazon, il ne peut rassasier ses yeux de la vue de ces charmes menteurs ; il meurt du poison de ses propres regards, et soulevant sa tête, il s’écrie, les bras étendus vers les arbres qui l’entourent : « Quel amant, ô forêts, essuya jamais de plus cruelles rigueurs ? Vous le savez, vous qui souvent avez prêté à l’amour vos mystérieuses retraites. Vous souvient-il, vous dont la vie a traversé tant de siècles, d’avoir vu, dans cette longue suite de temps, un amant dépérir dans une aussi triste langueur ? Une beauté me charme, je la vois, et je ne puis la trouver : tant est grande l’erreur qui se joue de mon amour ! Pour comble de douleur, il n’y a entre nous ni vastes mers, ni longues distances, ni montagnes, ni murailles fermées de portes ! un peu d’eau nous sépare : l’objet de ma tendresse brûle de m’appartenir ; chaque fois que je me suis penché sur ces ondes limpides pour les baiser, j’ai vu sa tête s’avancer et sa bouche approcher de la mienne ; ma main semble près de l’atteindre, l’obstacle le plus faible s’oppose à notre bonheur. Ah ! qui que tu sois, sors de cette onde ! unique et tendre objet de ma flamme, pourquoi me tromper en échappant sans cesse à mes embrassements ? Certes, ni ma beauté, ni mon âge ne méritent de tels mépris ; moi-même j’ai été aimé, et des nymphes ont soupiré pour moi. Je ne sais, mais la douceur de tes regards m’invite à l’espérance ; quand je tends mes bras vers toi, tu me tends les tiens ; quand je ris, tu souris ; souvent même quand j’ai pleuré, j’ai surpris des larmes dans tes yeux ; tes signes répondent aux miens, et si je dois en juger par le mouvement de ta bouche gracieuse, elle m’envoie des paroles qui n’arrivent pas jusqu’à mon oreille. Mais je suis en toi, je le reconnais enfin ; ma propre image pourrait-elle m’abuser ? Je brûle d’amour pour moi-même, et j’allume la flamme que je porte dans mon sein. Quel parti prendre ? Dois-je attendre la prière ou l’employer ? Mais que demander ? Ce que je désire est en moi : c’est pour trop posséder que je ne possède rien. Ah ! que ne puis-je me séparer de mon corps ! Souhait étrange dans un amant, je voudrais éloigner de moi ce que j’aime ! Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus que peu d’instants à vivre ; je m’éteins à la fleur de mon âge ; mais la mort n’a rien d’affreux pour moi, puisqu’elle doit me délivrer du poids de mes souffrances. Je voudrais que l’objet de ma tendresse pût me survivre ; mais unis dans le même corps, nous ne perdrons en mourant qu’une seule vie. »

Il dit, et dans son délire il revient considérer