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tout dans mon égarement, et un vaste champ est ouvert à mes inquiétudes. Tous les périls que recèle la mer, tous ceux que recèle la terre, je les soupçonne d’être la cause de si longs retards. Tandis que je me livre follement à ces pensées, peut-être, car quels ne sont pas vos caprices, peut-être es-tu retenu par l’amour sur une rive étrangère. Peut-être parles-tu avec mépris de la rusticité de ton épouse, qui ne sait que dégrossir la laine des troupeaux. Mais que ce soit une erreur, et que cette accusation s’évanouisse dans les airs : libre de revenir, tu ne veux pas être absent. Mon père Icare me contraint d’abandonner une couche que tu as désertée, et condamne cette absence éternelle. Qu’il t’accuse, s’il le veut. Je ne suis, je veux n’être qu’à toi. Pénélope sera toujours l’épouse d’Ulysse. Cependant mon père, vaincu par ma tendresse et mes prières pudiques, modère la force de son autorité. Mais une foule d’amants de Dulichium, de Samos et de la superbe Zacinthe, s’attache sans cesse à mes pas[1]. Ils règnent dans ta cour, sans que personne s’y oppose. Ils se disputent mon cœur et tes richesses. Te nommerai-je Pisandre, Poybe, Médon le cruel, Eurimaque, Antinoüs aux mains avides, et tant d’autres encore, que ta honteuse absence laisse se repaître des biens acquis au prix de ton sang ? L’indigent Irus et Mélanthe, qui mène les troupeaux aux pâturages, mettent le comble à ta honte et à ta ruine[2].

Nous ne sommes que trois ici, bien faibles contre eux : une épouse sans force, le vieillard Laërte et Télémaque enfant. Celui-ci, des embûches me l’ont presque enlevé naguère. Il se prépare, malgré tous, à aller à Pylos. Fassent les dieux que, selon l’ordre accoutumé des destins, il ferme mes paupières et les tiennes. C’est le vœu que font aussi et le gardien de nos bœufs, et la vieille nourrice, et celui dont la fidélité veille sur l’étable immonde. Mais Laërte incapable de supporter le poids des armes, ne peut tenir le sceptre au milieu de ces ennemis. Avec l’âge, Télémaque, pourvu seulement qu’il vive, acquerra des forces, mais sa faiblesse aurait maintenant besoin du secours de son père. Je ne suis pas assez puissante pour repousser nos ennemis du palais qu’ils assiègent. Viens, viens au plus tôt, toi, notre port de salut, notre asile. Tu as, et puisses-tu avoir longtemps, un fils dont la jeunesse doit se former à l’exemple de la sagesse paternelle ! Songe à Laërte, dont il te faudra bientôt fermer les yeux. Il attend avec résignation le jour suprême du destin. Pour moi, jeune à ton départ, quelque prompt que soit ton retour, je te paraîtrai vieille.

  1. Le mot turba n’est pas ici une exagération poétique, s’il est vrai, comme le dit Télémaque dans Homère, Od., I. 247, qu’il y avait cinquante-deux prétendants de Dulichium, vingt-quatre de Samos, vingt de Zacinthe, et douze d’Ithaque.
  2. Ires était un mendiant d’Ithaque, dont parle Homère. (Odyss., XVIII, v.7.) Mélanthe était fils de Dolius, le chévrier d’Ulysse. (Ibid., XVII, v. 212.)