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tellement occupés de leurs passions, qu’ils ne peuvent concevoir celles des autres ; ils souffrent tous, et chacun s’imagine souffrir seul. Ô mon fils ! quand vous voyez un vieillard courbé sous un grand âge, frémissez en songeant à tout ce que peuvent couvrir ses cheveux blancs. Les douleurs se comptent par les années. Parcourez les cloîtres, visitez les familles, vous verrez des visages calmes, des sourires tranquilles, des fronts vénérables ; vous direz : cet homme n’a point connu le mal qui m’agite, ces êtres ont bien vécu, c’est assez. S’ils se rappelaient et s’ils pouvaient vous dire tout ce qu’ils ont vu, tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont souffert, ils vous feraient pâlir. Qui donc évite ici-bas les afflictions d’esprit et l’anathème qui pèsent sur tout homme venant en ce monde ! Celui-là, peut-être, qui, sans cesse courbé vers la terre, travaille, sue et souffre dans son corps comme son bœuf et son cheval, sans savoir qu’il souffre. Vous me voyez vieux, pauvre, abandonné ; j’ai été riche, bouillant, emporté ; j’ai vécu comme vous dans le monde ; j’ai été soldat, orateur, négociant ; j’ai eu des procès, des duels, des querelles de famille… j’ai commis des crimes.

Je compris que ces derniers mots n’étaient que le scrupule d’une âme pieuse ; mais ce que venait de dire cet homme m’avait jeté dans un profond étonnement. J’avais parlé assez vivement des chagrins qui m’avaient fait entreprendre mon voyage, pour attribuer les propos de l’ermite à la bonne envie de me consoler et de m’être utile. Il reprit :

— Vous êtes chrétien et je vais mourir ; mais dussiez-vous attirer sur moi le châtiment que j’ai évité, je veux