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tables dans toute la physionomie. Sur ce visage, quand il n’était pas voilé par la fumée du tabac, on distinguait le teint vineux d’un ivrogne, deux yeux gris où pétillait l’alcool et quelques mèches de cheveux blancs qui traînaient. Cet homme était un invalide nommé Schérer, né, je crois, en Alsace.

Qui eût dit, à voir cet humble vieillard accroupi sur son banc et traçant avec son bâton des hémicycles sur le sable, qu’il était alors le but unique d’une intrigue romanesque où se mêlaient des personnages de distinction, et même, s’il faut le dire, une femme jeune et belle ? Qui eût dit surtout que ce malheureux, enlacé par hasard dans les nœuds d’une savante machination, y deviendrait un obstacle toujours grandissant et la cause même de la ruine de tant d’espérances et de projets hardiment conçus ! Ce sont de ces prétendus jeux du sort où les sages se plaisent à reconnaître l’éternelle justice de la Providence.

Je fus mis sur la trace de ces faits curieux, en me promenant sur le boulevard des Invalides, à dix heures du soir, au milieu de l’hiver. Je réfléchissais sur une bizarrerie qui m’est commune avec bien des gens. Depuis un mois on ne parlait dans Paris que d’attaques nocturnes et de vols à main armée sur la voie publique. Si l’on m’eût proposé l’an dernier, pensais-je, quand je demeurais dans la rue Saint-Honoré, de m’aller promener à pareille heure, au milieu de ces avenues désertes, j’aurai pris le donneur d’avis pour un ennemi mortel ; mais ce boulevard est maintenant à ma porte, et je m’y promène sans crainte à toute heure.

L’accoutumance, dit le poëte, nous rend tout familier.