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PSYCHOLOGIE BIBLIOLOGIQUE

600 pages (Introduction de la Psychologie Bibliologique. Paris, Povolosky, 1922) et en deux volumes russes de 900 pages parus en 1923-1924 et contenant les derniers développements. Une Enquête internationale de Psychologie Bibliologique a été entreprise en 1932. Elle a fourni d’excellents matériaux pour l’étude de cette science et pour la précision des types de lecteurs, étudiés longuement et en détail d’après leurs propres réactions biblio-psychologiques. Nul qui s’intéresse aux sciences du Livre ou aux sciences de l’esprit ne pourra plus désormais ignorer les nouveaux problèmes posés et les premières solutions y apportées. Car il s’agit d’une science mixte ; elle entre à la fois dans la Psychologie et dans la Bibliologie ; elle est une résultante de l’une et de l’autre, un apport de l’une à l’autre.

2. Les scolastiques, après Aristote, avaient posé trois termes : l’objet, l’esprit, la vérité ; ou en leur langage : l’objet connu, le sujet connaissant, le rapport de l’un à l’autre qui devait être une « equatio » pour mériter le nom de vérité. Toute leur logique, en grande partie encore celle d’aujourd’hui, est basée sur ce fondement. Mais leur psychologie était sommaire et derrière la Logique comme derrière elle, la métaphysique régnait en affirmation de principes absolus. Il a fallu la révolution scientifique et les patientes analyses de la Psychologie physiologique pour se pénétrer du point de vue phénoménaliste, relativiste et reconnaître tout ce que le « sujet connaissant » offre de modalités et d’individualités diverses. S’il n’y a pas deux hommes physiquement identiques, comment croire à la structure uniforme de l’esprit. Et alors, comment ne pas refaire sur de nouvelles bases l’œuvre individuelle et sociale de la Raison, conçue comme trop raisonnante ».

3. La biblio-psychologie est une branche spéciale de la psychologie scientifique ; elle s’appuie avant tout sur les méthodes des sciences naturelles et des sciences exactes en général. Son objet est l’étude de tous les phénomènes psychiques liés à la création du livre, à sa circulation, à son utilisation et à son influence. Dans la biblio-psychologie, le mot « Livre » prend son sens le plus large : il indique à la fois : livre, journal, gazette, discours, conférence, etc.

Comme on le sait, l’attention des savants a été attirée jusqu’à nos jours principalement sur l’étude de l’origine des phénomènes littéraires. La biblio-psychologie, par contre, étudie la perception de ces phénomènes (paroles, livres, discours, etc.) et leur influence sur le lecteur ou l’auditeur. Elle passe de l’étude préliminaire du lecteur et du processus de la lecture à l’étude de l’auteur et de son travail créateur. Elle démontre que le lecteur ne connaît l’âme de l’auteur et le contenu de son œuvre que dans la mesure de leur action sur lui, dans des conditions données intérieures et extérieures (race, milieu social et son histoire, etc.). L’effet produit par un même livre sur un même lecteur dépend non seulement de l’individualité, mais aussi de toutes ces conditions, qui changent continuellement. C’est pour cela que la biblio-psychologie a formulé sa thèse fondamentale de la manière suivante : « Le livre n’existe qu’en fonction du lecteur. » C’est-à-dire : tout ce qui n’a pas été perçu par le lecteur, n’existe pas pour lui. Dans la mesure où deux lecteurs se ressemblent, le contenu d’un même livre leur paraît identique, et vice-versa. De ce point de vue : le livre n’existe, pour le lecteur, que dans la mesure où il en a aperçu le contenu, et ce contenu lui-même, pour autant qu’il est aperçu, n’est que l’expression de toutes les facultés du lecteur, de son âme, complexus des phénomènes psychiques excitée par la lecture du livre. Le contenu du livre, en dehors du lecteur, n’existe pas, parce que pour chaque lecteur pris séparément il se trouve dans la projection des excitations produites par le livre sur l’âme du lecteur. Il s’en suit que pour étudier un livre, il est indispensable d’étudier ses lecteurs et leurs qualités physiologiques, psychologiques, anthropologiques, ethniques, sociales.

4. L’influence d’un livre est déterminée par l’individualité du lecteur, par la « mnème » de celui-ci. Le mot « mnème », d’un usage si commode pour tous les travailleurs du livre, a été introduit dans la science par le professeur R. Semon. Il indique la mémoire organique héréditaire de l’espèce, et la mémoire individuelle qui permet d’acquérir et de conserver les engrammes, c’est-à-dire les changements produits dans la matière organique par des excitations quelconques. Dans ce sens, la mnème est le total des engrammes.[1] La mnème ne se compose pas seulement des connaissances et des idées, mais aussi des émotions, des sentiments, des désirs et des réserves de conscience et de subconscience. Le livre représente pour le lecteur un ensemble d’aperceptions, c’est-à-dire d’excitations de ces centres psychiques tels qu’ils ont été constitués en lui par la mnème, par la totalité de ses expériences raciales et individuelles. Or, chaque mot n’excite pas seulement un, mais presque toujours un ensemble de phénomènes psychiques. Le lecteur peut enregistrer ces phénomènes suivant ses aptitudes personnelles, et l’état de sa conscience dans des circonstances et dans un moment donnés. Si nous écrivons sur l’axe des abscisses le texte et sur l’axe des ordonnées n’importe quelle classification des phénomènes psychiques, l’individu peut indiquer les impressions produites par chaque mot du livre au cours de la lecture et les classer respectivement. Chaque individualité se caractérise par le nombre et par la distribution de ces indications. En faisant la statistique de ces annotations, correspondant aux diverses catégories de phénomènes psychiques, on obtient la

  1. R. Semon. Die mneme. 3. Auf. S. 15. — A. Forel. Gehirn und Seele. S. 8, 94.