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INFLUENCE DU LIVRE

millions de francs, avec près de 4 millions de volumes mis en circulation par an et, dès 1889, des traductions de la Bible au nombre de 275.

f) Sous toutes les formes, la littérature de propagande prend une formidable extension. Trois facteurs y contribuent : Le fait que l’organisation sociale, qu’elle soit locale, nationale ou internationale, repose de plus en plus sur la persuasion et le libre consentement, et non sur la force et la violence (formation de l’opinion publique). 2° L’instruction des masses. 3° Le progrès des arts graphiques (reproductions, affichage, journal).

g) L’Allemagne hitlérienne, arrivée au pouvoir, a concentré tous les moyens de propagande en une seule main, celle de l’énergique M. Goebels : Presse, Radio, Cinéma, etc. Il s’est agi de justifier les actes du gouvernement devant l’opinion publique sans craindre aucune contradiction. Action positive par une telle propagande ; action négative par la censure.

258.13 Influence de la poésie.

a) De même que la lanterne magique illusionne la vue, la poésie illusionne l’esprit. La tyrannie qu’exerce l’imagination sur les intelligences incultes est si grande, qu’un enfant ému par le récit d’histoires invraisemblables, celle du Petit Chaperon Rouge, par exemple, pleure, tremble de peur et s’impressionne au point de ne pas oser sortir la nuit, par crainte d’être surpris par le fauve ; il sait pourtant bien que les loups ne parlent pas. (Macaulay : Études littéraires).

Le poète, dit Grosse, a dans la main le violon enchanté du conte allemand : dès la première note, le guerrier abandonne son épée, le travailleur laisse tomber l’outil, le savant ferme son livre, et mus par les mêmes sentiments, leurs cœurs vibrent à l’unisson, et s’identifient avec celui du poète. En poésie, écrit Shelley, on passe de l’admiration à l’imitation et de l’imitation à l’identification. En prose, quelle que soit la part de l’imagination, il faut donner quelque chose à l’esprit, car c’est une règle élémentaire de l’art oratoire, qu’on cherche vainement à persuader l’auditeur, avant de l’avoir convaincu et d’avoir détruit les raisons qu’il oppose à la thèse. La poésie au contraire atteint aussitôt le but, elle pénètre au plus intime du cœur, s’y enferme, s’en empare et le domine complètement[1]. La poésie est la musique des idées. Celles-ci, dit Monti, ne produiront jamais une forte impression si elles ne sont accompagnées de l’harmonie.

b) Les Spartiates n’admettaient point de poètes parmi eux, se basant, d’après Plutarque, sur ce qu’ils écrivaient des choses plus douces que salutaires. Platon, dans le 8e livre de sa République, proposait de défendre la poésie, à ceux qui n’étaient point des modèles de bonnes mœurs. Quintilien ne voulait pas qu’on expliquât aux enfants les vers d’Horace et des autres poètes. Cicéron reprochait aux poètes de remplir l’esprit de mollesse et de briser le nerf de la vertu. Virgile, dans sa dernière disposition testamentaire, ordonne de livrer l’Énéide aux flammes ; Luther n’admet point dans les classes Juvénal, Martial et Catulle.

c) « Une atrocité, dit Valera (Nuevos estudios criticos) a moins d’importance en vers qu’en prose, pourvu qu’elle soit dite avec élégance. En vers, la moitié des lecteurs ne s’attache point au sens ; de sorte que le poète peut blasphémer et maudire à son aise, se convertir en machine infernale qui lance des oraisons jaculatoires au diable et des insultes à Dieu, sans que le lecteur soit perverti ou scandalisé, car il ne fait guère attention qu’à la mélopée endormante du vers. Comme s’il assistait à une bataille sans y prendre part, il est aveuglé par la fumée, assourdi par le bruit, mais ne voit point où sont dirigés les coups. »

d) L’influence de la poésie, remarque Macaulay, est plus grande sur les imaginations enfantines que sur les adultes, comme elle fut plus puissante chez les peuples primitifs et sauvages que chez les nations civilisées. La prédominance des poètes actuels est bien inférieure à celle des antiques bardes, allemands ou gaulois. Nous concevons avec peine les effets terribles produits par les tragédies d’Eschyle, les convulsions des rapsodes qui chantaient les vers d’Homère et l’insensibilité des Mohawks entonnant le chant de la mort.

258.14 Influence du roman.

a) Le roman est la production littéraire la plus en vogue. Il occupe la première place dans les lectures ; c’est sans contredit le livre qui compte le plus grand nombre de partisans. Sur 100 ouvrages pris au hasard dans les bibliothèques publiques, il y a 80 romans ; sur 100 livres vendus, 95 appartiennent à la même catégorie.

b) Le roman est le genre le plus compréhensible et le mieux approprié de notre siècle. Il remplit le vide laissé par la disparition de l’épopée. Il a son fondement dans la nature même de l’homme : l’aspiration à l’idéal par la noblesse de l’esprit humain non satisfait des mesquineries, des misères de la vie réelle. Sous forme de fables, de contes, de romans, de fabliaux, de livres de chevalerie, il acquit dans tous les temps et chez tous les peuples une grande importance, mais il n’atteignit jamais une vogue comparable à celle dont il jouit dans notre société démocratique. Le roman a remplacé l’épopée, incapable de contenir dans ses moules l’idéal et la vie des peuples modernes. Il égale par conséquent toute la splendeur du genre épique dans les temps anciens.[2]

c) Les personnages du roman s’insinuent peu à peu dans l’âme du public qui finit par se convaincre que ce

  1. Lopez Pelaez, Les ravages du livre. Ch. XV. La Poésie, p. 233.
  2. Lopez Pelaez : Les ravages du livre. L’auteur étudie spécialement les romans.