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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

diffusée, à terme, à raison de l’influence qu’elle exerce soit chez l’individu ou dans le corps social (formation culturelle, formation de l’idéologie et de l’opinion). Le livre a une influence qui est individuelle ou sociale. Elle s’exerce différemment et dans des proportions différentes suivant les genres.

b) La mise en mouvement d’idées nouvelles rencontre fréquemment une « résistance au départ » ; elle se développe au contact des principes préexistants. Beaucoup d’auteurs ne trouvent aucun écho parmi leurs contemporains. Marche d’une idée nouvelle ; réaction naturelle contre l’autorité des idées traditionnelles (succès de scandale) auquel succède celle de la curiosité, qui à son tour provoque l’étude et la critique ou la raillerie. Le livre de Marco Polo décrivant son voyage en Asie ne trouva aucune créance auprès des Vénitiens. Ils n’y voyaient dans l’ensemble qu’un tissu de fables, œuvre d’une imagination extraordinaire. Le livre resta longtemps à l’état de manuscrit et copié à quelques exemplaires seulement ; puis il fut imprimé au début du XVIe siècle et se répandit en Europe. Au contraire, Jules Verne a produit plus de quarante volumes également passionnants pour plusieurs générations d’adolescents. Que d’idées et de sentiments n’a-t-il fait entrer dans des milliers de jeunes têtes ?

c) Un auteur finit par avoir un cercle de lecteurs. En continuant à écrire, il multiplie et élargit un tel cercle.

« Les paroles demeurent, et quand certaines affirmations ont été lancées, personne, pas même celui qui les a prononcées, n’est maître d’en limiter la portée et d’en limiter le retentissement qui, d’écho en écho, s’élargit dans l’Univers. Qui oserait prétendre que Luther, Zwingle et Calvin ne renieraient pas le protestantisme d’aujourd’hui ? » (Ernest Denis)

258.12 Propagande. Opinion publique.

a) La propagande est une action en vue d’obtenir des adhérents à une cause, à une doctrine, à un parti, à une association, à une institution, à une confession, à une foi. La propagande, de nos jours, se fait largement par le document. De grandes organisations ont donné une idée de ce que l’on peut obtenir par une propagande systématique, continue, sur une grande échelle : la propagande pour la foi catholique, les propagandes des partis politiques, notamment du socialisme et du communisme, la propagande des gouvernements pendant et après la guerre mondiale, la propagande touristique, etc. La propagande, à raison de son caractère intellectuel, se distingue de la publicité qui vise des fins commerciales. Mais l’une et l’autre ont à tenir compte de principes psycho-sociologiques communs et se servent partiellement de moyens identiques.

b) La propagande a pour but de provoquer un changement de la mentalité, en introduisant des notions nouvelles dans les esprits, en y combattant les notions existantes, ou en créant un état générateur de certaines actions, La propagande a existé de tous temps. De nos jours elle s’exerce pour des causes politiques, économiques, sociales très diverses. Elle prend l’allure d’efforts massifs disposant de ressources très importantes.

c) La propagande est apparentée d’une part à l’éducation-instruction, d’autre part à la publicité-commerce. Elle s’exerce par la parole, l’exemple, la manifestation, mais surtout par la documentation sous ses diverses formes.

d) L’ensemble des lecteurs forme l’opinion publique. Elle a sur la production des auteurs une influence analogue à la « consommation » sur la production économique. « Il n’y a pas de Bourse de valeur littéraire des écrits, de la valeur artistique des peintures, dit Tarde, mais elle tend à se former par le groupement des critiques littéraires, des critiques d’art, dans les capitales et par les académies, dont la première destination était, ce semble, de remplir cet office de Bourse morale et esthétique en servant de métronome à l’opinion ». La Presse en se répandant tend à rendre plus semblables les exemplaires des jugements individuels dont l’ensemble s’appelle l’opinion.[1]

e) Des groupes particuliers à buts divers s’organisent pour influencer l’opinion générale : buts intéressés, politiques, commerciaux, religieux, moraux ; buts désintéressés : arts, sciences, lettres, religions.

On sait assez bien comment, c’est-à-dire par prédications enflammées et contagieuses d’apôtres, est née en chaque pays d’Europe, s’est propagée et s’est consolidée nu moyen âge la foi chrétienne. On sait par quelles causes — propagation des idées scientifiques successivement découvertes et jugées contraires au dogme — la foi de chaque peuple a décliné. On sait par quelles causes opposées, par prédications nouvelles de nouveaux apôtres apportant de nouveaux arguments, elle s’est ravivée ici et là. L’Église catholique a organisé la Congrégation de la propagande de la Foi. Au moment de la réforme, les écrits de Luther volaient de mains en mains et parcouraient l’Allemagne entière avec la rapidité de l’éclair, remuant puissamment les esprits. En juillet 1521, les Juifs d’Anvers (les marans) ont une caisse commune qui pourvoit aux frais d’impression des ouvrages de Luther en espagnol. Par des moyens détournés, ils font pénétrer ces livres en Espagne.[2] Peu après les Anglais les imitent par l’importation des Bibles hérétiques en Grande-Bretagne. [3] En 1890 déjà, la Société Biblique de Londres comptait 5,297 sociétés auxiliaires. Les recettes dépassaient cinq millions, dont moitié provenant de la vente de Bibles. En 1889, elle avait dépensé depuis l’origine (1804) 275

  1. G. Tarde. L’opinion et la foule. Paris, Alcan, 1901.
  2. C. D. I. P. Frédériq. — Corpus documentorum. Inquisitionis pravitatis Neerlandicœ. Gand, 1902-1906, v. p. 394.
  3. Bulletin des Archives d’Anvers, II, p. 309.