que chose et non pour quelque but. D’autre part, notre psychologie s’est modifiée profondément. La valeur de la vie humaine n’est plus ce qu’elle était avant la guerre. Le mépris de la mort croît à mesure que la mort se multiplie. La pâle divinité n’effarouche plus les hommes d’à présent. Le courage est devenu chez les soldats, un sentiment simple et presque facile. On meurt pour sa patrie, alors qu’il faudrait pouvoir vivre pour elle[1].
3. Le courage s’accompagne d’une indifférence inouïe. « Un grand nombre de soldats sont tombés front à l’ennemi, portés disparus sans que l’on se soit même préoccupé d’une suspension d’armes de quelques heures pour relever les blessés, pour procéder à l’inhumation des morts et identifier les victimes de la journée[2]. »
Comment exprimer l’étrange état psychologique du peuple allemand en ce moment ! La guerre a produit en lui un état d’insensibilité, on pourrait presque dire une narcose morale, dont son chancelier s’est fait l’interprète en proclamant au Reichstag « qu’il fallait abandonner désormais toute sentimentalité ».
4. Il semble donc qu’à cette heure nous ayons descendu un à un tous les degrés de l’abîme. De l’antre affreux s’échappent des gaz si méphitiques que les plus résolus ont un moment d’hésitation. Déjà des indices de réaction s’annoncent. C’est que ceux de l’arrière commencent à réfléchir, comme ceux du front doivent eux-mêmes le faire dans les tranchées. Une immense pitié morale s’élève dans le monde et se montre dans les œuvres. Non seulement elles se sont multipliées dans les pays belligérants, s’ingéniant à aller au-devant de toutes les misères et agissant en grand, mais on a vu intervenir les neutres eux-mêmes. (L’aide de la Hollande aux réfugiés belges ; les États-Unis alimentant la Belgique, Carnegie lui donnant 60 millions de secours ; l’aide moral aux prisonniers de guerre ; le gouvernement américain ramenant à ses frais en Italie les femmes et enfants serbes réfugiés en Albanie, etc.). Chez beaucoup aussi cette guerre a réveillé les problèmes moraux. Une vie publique immorale est devenue pour eux l’objet d’un profond dégoût. Ils se refusent plus longtemps à admettre que la guerre aura la conséquence d’arrêter, de décourager ou de désorganiser les tentatives publiques et privées de réformes sociales et morales, les efforts vers plus de justice sociale et internationale, vers plus de liberté réelle. Une vérité commence à illuminer les esprits : « Tuer un homme doit être un crime, que ce soit au coin d’une rue ou au fond d’une tranchée. » Si cette vérité élémentaire n’est enfin reconnue, nous retournons à la bestialité de l’âge du renne ou de la pierre écla-