Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chercher dans une autre sphère l’occasion d’être utile et de faire le bien quand j’ai devant moi une tâche aussi noble, une mission aussi glorieuse ? Je me sens capable d’être un bon maître et pour l’être comme je le conçois, il n’est point besoin de diplômes et de grades. Chère tante, renoncez aux projets ambitieux que vous avez formés pour moi. Habituez-vous à l’idée que j’ai choisi ma voie, la bonne, celle qui, je le sens, me conduira au bonheur. »

Sa tante le détourna de ses projets. « Dans la vie, mon cher ami, lui écrivit-elle, nos qualités nous nuisent plus que nos défauts. Tu espères devenir un bon maître ? je dois te dire que nous n’avons conscience de nos penchants que lorsqu’ils nous ont déjà trompés et que, pour être un bon maître, il faut être un homme froid et sévère, et je doute que tu le deviennes jamais. J’approche de la cinquantaine, j’ai connu beaucoup d’hommes respectables à tous égards, mais je n’ai jamais entendu dire qu’un jeune homme bien né et plein d’avenir se soit enterré dans un village sous le prétexte d’y faire du bien. La misère des paysans est un mal inévitable, en tout cas un mal qu’on peut soulager sans oublier ses devoirs envers la société, envers les siens, envers soi-même. Avec ton intelligence, ton cœur, ton amour de la vertu, il n’est pas de carrière dans laquelle tu ne puisses espérer le succès.

« Je crois à ta sincérité quand tu te dis exempt d’ambition, mais tu te trompes toi-même. À ton âge et avec tes moyens, l’ambition est une vertu. Tu as toujours voulu passer pour un original ; ton originalité n’est autre chose qu’un amour-propre excessif[1]. »

Les conseils de sa tante ne changèrent pas la résolution de Tolstoï. Il envoya sa démission à l’Université et se fixa à Iasnaïa-Poliana. Là, il se trouva en face de la nature et

  1. Le prince Nekhloudov.