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Nikolaïévitch aimait beaucoup, il jouait un rôle insignifiant qui le faisait souffrir ; cependant « il aimait à se tenir dans sa chambre lorsqu’il avait du monde et à observer sans mot dire[1] ».

La vie intérieure de Tolstoï ne fut connue que de lui-même, elle fut cachée soigneusement — par timidité — aux regards curieux. Sa vie extérieure d’étudiant se passait en orgies, duels et cartes.

Il divisait, à cette époque, les hommes en deux catégories : les hommes comme il faut, les hommes non comme il faut. Le dernier groupe se subdivisait en hommes non comme il faut et en ceux de la plèbe. Tolstoï estimait beaucoup les hommes comme il faut et il avait une sorte de mépris pour les autres. La première condition du comme il faut consistait surtout dans la parfaite connaissance et la bonne prononciation du français. La deuxième condition était d’avoir les ongles longs et bien taillés. La troisième, c’était de savoir saluer, danser, causer, et d’avoir l’air indifférent à tout.

En cachette, il étudiait la bonne prononciation française, l’art de saluer sans regarder la personne qu’on salue ; il s’efforçait d’avoir l’air indifférent, blasé ; il soignait ses ongles ; « j’avais beau me tailler les ongles, je comprenais qu’il me restait encore beaucoup de travail pour atteindre le but ». Le comme il faut était pour lui une bonne qualité, un mérite, c’était la condition indispensable de la vie, du bonheur, de la gloire, sans laquelle il n’y a rien dans la vie. Aucun artiste, aucun savant n’avait son estime, s’il ne portait le cachet du comme il faut. Il n’avait pas de camarades parmi les étudiants. « Ils appartenaient, pour la plupart, à la catégorie d’hommes non comme il faut, ils éveillaient en moi non seulement du mépris, mais une cer-

  1. Adolescence.