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Pourquoi Raskolnikov ne s’est-il pas suicidé ? S’il n’avait pas assez de courage pour se tuer avant le crime, il eut dû le faire après, puisque son crime était, avant tout, un acte de révolte et un acte de volonté. En Sibérie, il regrette de vivre, mais il ne se suicide toujours pas. Il n’y a de salut pour celui qui souffre réellement de lui-même qu’en la mort rapide[1]. On pourrait peut-être objecter que Raskolnikov ne souffre pas seulement de lui-même, qu’il souffre aussi et surtout des autres… Et puis, Dostoïevsky avait besoin de montrer la possibilité de la résurrection morale de Raskolnikov.

Le principal point de contact entre Raskolnikov et Zarathoustra ou mieux entre Dostoïevsky et Nietzsche, c’est la division des hommes. Dostoïevsky divise les hommes en « ordinaires » et « extraordinaires » ; Nietzsche, en « forts » et « faibles », en « puissants » ou « surhommes » et en « superflus ». Mais ni l’un ni l’autre n’indique nettement comment l’on peut distinguer le surhomme du superflu, l’ordinaire de l’extraordinaire.

« À quel signe, demande Fouillée[2], reconnaîtra-t-on les superflus ? Et surtout comment reconnaîtront-ils eux-mêmes leur superfluité ? » Fouillée répète deux fois cette question : « Reste à savoir ce qu’on entend par faibles. Nietzsche était physiquement un faible, à supprimer ; et il devait même, par malheur, devenir plus qu’un raté (!), un dément. Cependant il fut une preuve de l’utilité que peuvent avoir les faibles de corps et même les déséquilibrés d’esprit qui ont parfois des facultés intellectuelles supérieures. »

Dostoïevsky, lui aussi, était maigre, pâle, petit, souffreteux et — nous l’avons dit plus haut — épileptique. On pourrait répondre à M. Fouillée que Nietzsche se préoccupe

  1. Voir notre ouvrage Bonheur et Intelligence.
  2. Nietzsche et l’immoralisme, p. 242. (Paris. F. Alcan.)