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il sent s’éveiller en lui la question du droit de l’homme, du droit de vivre. Souvent, il engage de menues choses chez une très vieille usurière, riche et avare. Une idée bizarre se glisse dans l’âme troublée de Raskolnikov, peu à peu, tout doucement, comme un serpent insidieux. Elle est encore vague, indéfinie, mais elle tombe sur un sol fertile, préparé par la faim, par l’extrême épuisement… Il voit, d’une part une vieille usurière, méchante, nuisible à la société ; d’autre part, des forces jeunes, puissantes, destinées à périr faute de ressources matérielles… Le grain germe, monte à la surface, la fantaisie malade dessine petit à petit le tableau de la réalisation pratique de l’idée ; des projets sont médités, sans la moindre foi en leur réalisation possible. « Est-ce que je suis capable de cela ? Est-ce que cela est sérieux ? Ce n’est pas sérieux du tout. Ce sont des billevesées qui amusent mon imagination, de pures chimères ! »

Le cœur défaillant, les membres secoués par un tremblement nerveux, Raskolnikov va cependant faire la répétition de son entreprise, et, à chaque pas, son agitation est croissante. « Si j’ai déjà si peur maintenant, que sera-ce quand je viendrai ici pour de bon ? » ne peut-il s’empêcher de penser. « Oh ! que tout cela soulève le cœur ! Se peut-il, se peut-il que je… Non, c’est une sottise, une absurdité ! Et une idée si épouvantable a pu me venir à l’esprit ? De quelle infamie faut-il que je sois capable ? Cela est odieux, ignoble, repoussant !… Et pendant tout un mois, je… »

Raskolnikov n’était pas habitué à la foule, il fuyait le commerce de ses semblables. Mais maintenant il se sent attiré tout à coup vers les hommes. Une sorte de révolution semble s’opérer en lui, l’instinct de sociabilité reprend ses droits. Il est si fatigué de son isolement qu’il veut se retrouver, ne fût-ce qu’une minute, dans un milieu humain. Il entre dans un cabaret… Il y trouve des misérables