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ne buvait ni ne jouait et ne se querellait presque jamais avec les autres forçats. Il se promenait toujours les mains dans les poches, paisiblement, d’un air pensif. Quand on l’appelait pour lui demander quelque chose, il répondait avec déférence, nettement, sans bavarder comme les autres : il vous regardait toujours avec les yeux naïfs d’un enfant de dix ans. Si on le plaisantait ou qu’on se moquait de lui — ce qui arrivait assez souvent — il tournait sur ses talons sans mot dire, et s’en allait ailleurs. Si la plaisanterie était trop forte, il rougissait. Sirotkine avait été envoyé aux travaux forcés pour avoir tué, étant soldat, son capitaine. La vie de soldat lui était pénible. « On ne cessait de me punir, et pourquoi ? J’obéissais à tout le monde, j’étais exact, soigneux, je ne buvais pas. Et pourtant tout le monde autour de moi était cruel et dur. Je me cachais quelquefois dans un coin et je sanglotais. Une fois, la nuit, j’étais de garde. C’était l’automne, il ventait fort et il faisait si sombre qu’on ne voyait pas un chat. J’étais si triste, si triste. J’enlève la baïonnette de mon fusil et je la pose à côté de moi ; puis j’appuie le canon contre ma poitrine, et avec le gros orteil du pied — j’avais été ma botte — je presse la détente. Le coup rate. Je recommence, le coup rate de nouveau. Arrive le capitaine qui faisait la grande ronde. — « Est-ce qu’on se tient comme ça quand on est de garde ? » J’empoigne mon fusil et je lui plante la baïonnette dans le corps… »

De tels portraits abondent dans la Maison des Morts. Dostoïevsky cherche à découvrir chez les forçats une lueur de personnalité. Un forçat a vécu tranquillement pendant plusieurs années consécutives, sa conduite a été si exemplaire qu’on a confié même à sa surveillance dix autres détenus ; subitement, au grand étonnement de ses chefs, cet homme se mutine et ne recule pas devant un crime capital, tel qu’un assassinat, un viol, etc. La cause de cette