Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le malheureux romancier ne devait jamais, jamais se réconcilier avec la vie du bagne ; cela était impossible, mais il l’accepta comme un fait inévitable. Il repoussa au plus profond de son être toutes les inquiétudes qui le troublaient. Il n’errait plus dans la maison de force comme un perdu et ne se laissait pas dominer par son angoisse. La curiosité sauvage des forçats s’étant émoussée, on ne le regardait plus avec une insolence aussi affectée qu’auparavant ; il était devenu un indifférent et il en était très satisfait. Il comprit vite que, seul, le travail pouvait le sauver, fortifier sa santé et son corps. Tandis que l’inquiétude morale incessante, l’irritation nerveuse et l’air renfermé de la caserne, l’auraient ruiné complètement, le grand air, la fatigue quotidienne, l’habitude de porter des fardeaux devaient l’aguerrir. Il chercha à pénétrer ses voisins de tous les jours :

« On trouve partout des méchants, mais, même parmi les méchants il y a du bon, me hâtais-je de penser en guise de consolation. Qui sait ? ces gens ne sont peut-être pas pires que les autres qui sont libres ? Tout en pensant ainsi, je hochais la tête et je ne savais pas, mon Dieu ! combien j’avais raison… La terreur qu’inspirent les forçats est générale et pourtant je n’y vois aucun fondement ; est-ce l’aspect du prisonnier, sa mine de franc bandit qui causent une certaine répulsion ? Ne serait-ce pas plutôt le sentiment qui vous assaille, à savoir que malgré tous les efforts, toutes les mesures prises, il est impossible de faire d’un homme vivant, un cadavre, d’étouffer ses sentiments, sa soif de vengeance et de vie, ses passions et le besoin impérieux de les satisfaire ?… Tout le premier je suis maintenant prêt à certifier que parmi ces martyrs, dans le milieu le moins instruit, le plus abject, j’ai trouvé des traces d’un développement moral. Ainsi, dans notre maison de force, il y avait des hommes que je connaissais depuis plusieurs