Sans les aumônes, l’existence des forçats, qui sont mal nourris, serait par trop pénible. « Je me souviens, raconte Dostoïevsky, de la première aumône — une petite pièce de monnaie — que je reçus. Peu de temps après mon arrivée, un matin, en revenant du travail, seul avec un soldat d’escorte, je croisai une mère et sa fille, une enfant de dix ans, jolie comme un ange. Je les avais déjà vues une fois. (La mère était veuve d’un pauvre soldat qui, jeune encore, avait passé en conseil de guerre et était mort dans l’infirmerie de la maison de force, alors que je m’y trouvais. Elles pleuraient à chaudes larmes quand elles étaient venues toutes deux lui faire leurs adieux.) En me voyant, la petite fille rougit et murmura quelques mots à l’oreille de sa mère qui s’arrêta et prit dans un sac un quart de copeck qu’elle remit à l’enfant. Celle-ci courut après moi : — « Tiens, malheureux[1], me dit-elle, prends ce copeck… » Je pris la monnaie qu’elle me glissait dans la main… elle retourna tout heureuse vers sa mère. Je l’ai conservé longtemps, ce copeck-là ! »
Les camarades de Dostoïevsky ne l’aimaient pas. N’importe où il voulait se mettre au travail et aider aux travailleurs, il n’était à sa place ; il gênait toujours ; on le chassa de partout en l’insultant presque. Il apprit encore à connaître une souffrance, — peut-être la plus aiguë, la plus douloureuse qu’on puisse ressentir dans une maison de détention, la privation de liberté mise à part : la cohabitation forcée. La cohabitation est plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part elle n’est horrible comme dans une prison ; il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Chaque condamné — inconsciemment peut-être — en souffre atrocement.
« Je ne sus pas pénétrer la profondeur de cette vie inté-
- ↑ Nom donné par le peuple russe aux condamnés et exilés.