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sait de trois planches : c’était toute la place dont il pouvait disposer. Dans une seule chambre, on parquait plus de trente hommes. En hiver, lorsqu’on enfermait les forçats de bonne heure, il fallait attendre quatre heures au moins avant que tout le monde fût endormi, aussi était-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaînes qui s’entrechoquaient, une vapeur infecte, une fumée épaisse, une cohue de têtes rasées, de fronts stigmatisés, d’habits en lambeaux, tout cela encanaillé, dégoûtant… « Oui, il y a longtemps de cela ; il me semble même que c’est un rêve. Je me souviens de mon entrée à la maison de force, un soir de décembre, à la nuit tombante. Les forçats revenaient des travaux ; on se préparait à la vérification. Un sous-officier moustachu m’ouvrit la porte de cette maison étrange, où je devais rester tant d’années, endurer tant d’émotions dont je ne pourrais me faire une idée même approximative, si je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-je jamais pu m’imaginer la souffrance poignante et terrible qu’il y a à ne jamais être seul, même une minute, pendant quatre ans ? Au travail sous escorte, à la caserne en compagnie de deux cents camarades, meurtriers, brigands, jamais seul, jamais ! »

La majorité des détenus était dépravée et pervertie, aussi les calomnies et les commérages pleuvaient-ils comme grêle. C’était un enfer, une damnation. « Le peuple russe ressent toujours une certaine sympathie pour un homme ivre ; chez nous c’était une véritable estime. Dans la maison de force, une ribote était en quelque sorte une distinction aristocratique. Presque tous les forçats rêvaient à haute voix ou déliraient pendant leur sommeil ; les injures, les mots d’argot, les couteaux, les haches revenaient le plus souvent dans leurs songes. « Nous sommes des gens broyés, disaient-ils, nous n’avons plus d’entrailles, c’est pourquoi nous crions la nuit. »