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encore changé de domicile. Tu as pris évidemment un appartement plus petit. Quel dommage que tu ne puisses pas aller passer la saison à la campagne ! Moi, je ne désespère pas, et cependant il est certain que ma vie est languissante et terne. Mais que faire ? Je ne m’ennuie pas constamment, d’ailleurs. En général, mon temps ne s’écoule pas d’une façon égale : il passe ou trop vite ou trop lentement. Parfois, il me semble être habitué à cette existence et tout m’est indifférent. Du reste, je fais pour le mieux : je chasse de mon esprit toutes les tentations. Mais quelquefois on ne peut pas arriver à se vaincre ; la vie ancienne envahit l’âme de ses vieux souvenirs, et l’on revit ce passé. C’est dans l’ordre des choses. Maintenant, la plupart des journées sont claires ; alors, je suis plus gai ; mais les jours de pluie sont accablants, — les casemates paraissent plus sévères.

« Je me suis trouvé des occupations. Je ne perds pas mon temps. J’ai élaboré le plan de trois nouvelles et de deux romans. En ce moment j’en écris un, mais je crains de me surmener. Le travail, fait de bon gré, — bien que je n’aie jamais travaillé aussi con amore que maintenant — m’épuisait toujours et agissait sur mes nerfs. En liberté, j’étais sans cesse obligé, pour me calmer, d’interrompre mes occupations par des divertissements ; mais ici il faut bien que l’émotion passe toute seule. Je suis bien portant, car je n’appelle pas des maladies mes hémorroïdes et mon énervement qui augmente tous les jours. Par moment, j’étouffe comme autrefois ; je mange peu, je dors peu et j’ai pendant la nuit des rêves maladifs. C’est la seule chose qui me soit véritablement pénible, car le soir, à neuf heures, nous sommes en pleine obscurité. Souvent il m’arrive de veiller jusqu’à une heure ou deux heures du matin : je reste donc cinq heures sans voir clair. Voilà ce qui ébranle le plus ma santé. Il m’est impossible de t’apprendre quelque chose sur l’issue de notre affaire. Chaque jour j’efface un quantième sur mon almanach. Un jour de moins !!

« Je lis très peu : deux Voyages aux lieux saints et les Œuvres de saint Dimitri de Rostoff, qui m’ont beaucoup intéressé. Mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’Océan et je serais bien heureux d’avoir un livre d’autant que je suis sûr qu’il aurait une bonne action en interrompant mes propres idées ou bien en les transformant d’une façon nouvelle. Voilà ma vie dans ses détails. C’est tout. Je suis très heureux que tu aies retrouvé les tiens en bonne santé. As-tu annoncé ta libération à Moscou ? Quel regret que l’affaire de là-bas ne s’arrange pas ! Comme j’aimerais passer, au moins, une journée auprès de vous !

« Trois mois se sont écoulés depuis notre emprisonnement. Que nous arrivera-t-il encore ? Nous ne verrons peut-être plus, au mois de mai, les feuilles verdoyantes du petit jardin... Je voudrais voir encore mes amis. Mais toi, qui fréquentes-tu ? Tout le monde est sans doute