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SA CORRESPONDANCE

Elle est morte. Immense est ma douleur ! Comment réparer cette perte ? Que vont devenir mes pauvres petits enfants ? Les regrets de tous ceux qui la connaissaient l’ont accompagnée. Elle n’avait que 26 ans moins 23 jours. Elle fut toujours et partout chérie et respectée par tout le monde à cause de ses nombreuses vertus, de sa pureté extraordinaire. Elle a vécu huit ans moins un mois avec moi, vous le savez, et toujours dans l’union, dans la concorde la plus profonde ; jamais brouille entre nous n’a duré plus d’un jour. Elle a supporté héroïquement avec moi toute ma mauvaise fortune, la pauvreté, l’exil, la fuite, les dangers. Déjà nous avions surmonté tous les obstacles et nous devions désormais vivre d’une vie heureuse et tranquille. La princesse Marguerite[1] elle-même la recherchait déjà à cause de sa réputation si répandue d’honnêteté. Elle avait déjà entre les mains beaucoup d’occasions d’acquérir et la fortune et les honneurs. Mais à quoi bon tout cela ? Si elle eût vécu seulement deux heures de plus, elle aurait vu qu’on nous proposait une nouvelle affaire des plus lucratives. Rien ne nous aurait manqué de ce qui fait le bonheur ici-bas, si seulement elle eût vécu. Elle est morte, ô douleur, morte pour moi, emportant avec elle tout mon bonheur ; tout mon courage est tombé, mon âme anéantie ; ma vie elle-même est encore exposée à la contagion ; il ne me reste plus personne pour me consoler.

Ma maison est confiée à la surveillance d’une servante et d’Hercule, surveillance insuffisante. Mes fils, placés dans une maison voisine avec une jeune servante nommée Marie, ont été congédiés quelques jours après à cause de l’inconduite notoire de celle-ci ; ils sont forcés de chercher gîte ailleurs. Je suis avec un seul domestique et il est malade, couché dans une auberge quelconque. Je reste isolé, nuit et jour, pleurant ma bonne et chère femme, me consumant dans la douleur. Je reçois tous les jours la visite d’Augustin[2] et d’Aurélien[3] qui ne nous ont jamais abandonnés ni moi ni ma femme, dans tous les malheurs, dans tous les dangers, au milieu même de la peste qui sévit. Voilà, mon cher parent, le récit de la mort lamentable et tragique de ma chère épouse, de la catastrophe qui me frappe. Je vous l’ai décrite aussi succinctement que possible dans un style funèbre. Oh plût à Dieu que vous eussiez été là ! Quel soulagement votre présence ne lui aurait-elle pas procuré ! Combien de fois ne vous a-t-elle pas réclamé, invoqué, exigé ! Elle m’a prié de vous transmettre son dernier adieu, de vous écrire tout ceci, afin que vous intercédiez pour elle auprès de Dieu. Du reste, dès les premiers jours de sa maladie, elle fit le vœu d’aller en pèlerinage à Saint-Claude. Elle vous a chargé de vous en acquitter pour elle, vous suppliant à mains jointes que, lorsque vous aurez le bonheur de revoir votre patrie, ou de passer dans le voisinage de ces lieux saints, vous vous détourniez un peu de votre route pour aller vous prosterner dans ce sanctuaire que vous y fassiez pour elle de saintes prières et qu’ayant même offert les images de cire vous la délivriez de son vœu. Moi-même, je me joins à elle pour vous

  1. Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas au nom de Charles-Quint.
  2. Augustin Fornari.
  3. Aurelio d’Aquapendente, moine augustin à Anvers.