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es à des chefs-d’oeuvre hors de toute comparaison dans le système suivant lequel ils ont- été conçus, et qui ne périront jamais, oserai-je vous dire que l'époque de leur décadence n'est probablement pas bien éloignée? Ce qui me porte à le croire, c'est la tendance historique que le théâtre français semble prendre depuis quelque temps. Des essais isolés, et suivis quelquefois d'un succès éphémère, avaient bien paru, à d'autres époques; mais jamais la tendance n'avait été décidée, et les causes en sont bien connues et seraient bien aisées à dire. Mais, de nos jours, nous avons des tragédies historiques auxquelles des succès soutenus et brillans ont déjà promis le suffrage de la postérité; aujourdhui, de beaux talens sont entrés dans cette carrière, et semblent avoir ouvert à l'art dramatique une période nonvelle, qui ne sera pas moins glorieuse que la précédente. Or, je m'abuse fort, ou, à mesure que l'art théâtral fera de nouveaux pas dans le vaste champ de l'histoire, on aura plus d'occasions de constater les inconvéniens de la règle des deux unités; et les hommes nés avec du génie en viendront à la fin à s’indigner des entraves qui les empècheraient de rendre fidèlement les conceptions où ils verraient leur gloire et les progrès de l'art. Ils sentiront l’étrange duperie qu'il y aurait, pour eux, à renoncer aux matériaux tragiques si imposans, si variés, qui leur sont donnés par la nature et la réalité , pour en forger de romanesques. Dans tous les temps, dans tous les pays, ils trouveront des hommes que l'énergie de leur caractère a poussés hors de la sphère commune, qui ont échoué ou réussi dans de grandes choses, et donné les mesures des forces humaines. Ces heureux talens se demanderont avec impartialité si les poétes dramatiques qui ont méprisé les règles, et les nations qui admirent ces poëtes, sont effectivement, comme on l’a tant dit, des poëtes et des nations barbares. Ils examineront cette loi qui aura tyrannisé leurs devanciers; ils remonteront à son origine; ils verront quels hommes l'ont rendue, pour quels motifs elle l'a été, et s'indigneront de la proposition de continuer à y obéir. Si général que puisse être le préjugé dominant, il leur faudra moins de courage pour s'y soustraire, quand ils songeront que la plupart des poëtes dont les ouvrages leur ont survécu, ont eu aussi quelque préjugé à vaincre, et ne sont devenus immortels qu'en bravant leur siècle en quelque chose.

Il est d'ailleurs impossible que ce préjugé ne s'affaiblisse pas de jour en jour; le goût toujours croissant des études historiques finira par modifier aussi les idées des spectateurs, et par rendre rares et difficiles les succès de théâtre qui ne sont fondés que sur l’ignorance du parterre. L'histoire paraît enfin, devenir une science; on la refait de tous côtés, on s'aperçoit que ce que l'on a pris jusqu'ici pour elle n'a guère été qu'une abstraction systématique, qu'une suite de tentatives pour démontrer des idées fausses ou vraies, par des faits toujours plus ou moins dénaturés par l'intention partielle à laquelle on a voulu les faire servir. Dans le jugement du passé, dans l'appréciation des anciennes moeurs, des anciennes lois et des anciens peuples, de même que dans les théories des arts, ce sont les idées de convention et la prétension vaniteuse d'atteindre un but exclusif et isolé, qui ont dominé et faussé l'esprit humain.

À mesure que le public verra plus clair dans l'histoire, il s'y affectionnera davantage, et sera plus disposé à la préférer aux fictions individuelles. Accoutumé à trouver, dans la connaissance des événemens, des causes simples, vraies et variées à l’infini, il ne demandera pas mieux que de les voir développer sur la scène; il finira même, je crois, par s'étonner et par murmurer, si, assistant à une tragédie dont le sujet lui est connu, il s'aperçoit que, pour ne pas hurter un préjugé, on a négligé les incidens les plus frappans et les plus relevés de ce sujet. Déjà des tentatives hardies