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Un critique qui, il faut bien le croire, a été quelque temps une autorité en littérature[1], a paru soupçonner que l’idée du sacrifice d’Astyanax pouvait produire un sentiment nuisible à l'effet de la tragédie de Racine, et voici comme il aplanit toute la difficulté: " Si Pyrrhus, " dit-il, "n'obtient pas la main d'Andromaque, il livrera le fils de cette princesse aux Grecs, qui le lui demandent. Ils ont des droits sur leur vietime, et il ne peut refuser à ses alliés le sang de leur ennemi commun, à moins qu'il ne puisse leur dire: Sa mère est ma femme, et son fils est devenu le mien. Voilà des motifs suffisans, bien conçus et bien dignes de la tragédie. " Des droits! le droit de tuer un enfant parce qu'il est le fils d'un ennemi! Le critique ne le pensait pas, aussi ajoute-t-il de suite ces paroles non moins étonnantes: " Quoique ce sacrifice d'un enfant puisse nous paraître tenir de la cruauté, les moeurs connues de ces temps, les maximes de la politique et les droits de la victoire l'autorisent suffisamment. " Cela peut être: mais, dans ce cas, ce sont ces moeurs, ces maximes de politique, et cette manière de concevoir les droits de la victoire, c'est l'horrible puissance qu'on leur attribue de porter les hommes à sacrifier un enfant, qui est le côté le plus terrible et le plus dramatique du sujet, c'est le sujet tout entier, si je ne me trompe; car l'amour devient, pour ainsi dire, une passion de luxe, une frivolité, si on le rapproche d’une idée si grave. Mais, me dira-t-on sans doute, ne doit-on pas admirer l'art du poëte qui a su si pleinement nous captiver pour des intérêts amoureux, en présence et, pour ainsi dire, en dépit des intérêts les plus simples et les plus sacrés de l’humanité? Oui, certes, on doit l'admirer; mais n'est-il pas permis aussi de trouver quelque chose à redire à un système dans lequel un des plus heureux genies poétiques qui aient jamais existé emploie toutes ses ressourses à faire prédominer une impression qui n'est que secondaire, pour le genre et le degrè de sympathie qu'elle peut produire, sur une impression aussi pure, aussi religieuse, aussi eminemment poetique, que la pitié pour un enfant que des hommes veulent égorger, en vertu des pretendus droits de la victoire et de la politique? N’y a-t-il rien à regretter dans un système qui oblige ou qui expose incessamment le poëte à faire taire la voix de l’humanité, pour ne laisser entendre que celle de l’amour?

Je n'ai pas pretendu indiquer, bien s'en faut, tous les effets des règles arbitraires sur le poëme dramatique; il faudrait pour cela examiner, dans tous ses développemens, la tragédie telle qu'elle est résultée de l'observance de ces regles. Si, comme il me semble demontré, elles introduisent dans l’art des élémens étrangers, si elles imposent aux sujets dramatiques une forme independante de leur nature, il est bien clair que la tragédie n’a pu les admettre sans se ressentir désavantageusement, et dans toutes ses parties, de leur influence; et l’on peut en dire autant de toutes les règles factices dans tous les genres de poésie.

Remarquez, je vous prie, Monsieur, sur quels principes en s'est fondè pour les établir ces règles. C’est de la pratique qu'on les a toujours prises. Ainsi, dans le poëme epique, on est parti de l’Iliade pour trouver les règles: et le raisonnoment que l'en a fait, pour prouver qu'elles s'y trouvaient, est assurement un des plus curieux qui soient jamais tombés dans l'esprit des hommes. On a dit que puisqu'Homère avait atteint la perfection en remplissant telles et telles conditions, ces conditions devaient être regardées comme necessaires partout, pour tout et pour toujours. On n'a oublié en cela qu'un des caractères les plus essentiels de la poésie et de l'esprit humain: en n'a pas vu que tout poëte, digne de ce nom, saisit precisement dans le sujet qu'il traite les conditions et les caractères qui lui sont propres; et qu'à un but déterminé et special il ne manque jamais d'

  1. La Harpe, Cours de Litterature.