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qui semblent n'avoir pris momentanément un corps que pour faire aller une tragédie. Aussi n'est-il pas rare de les voir montrer la plus haute sagesse au milieu des passions les plus folles, et un sang-froid adimirable dans les plus horribles dangers. Et c'est peut-être ce calme imperturbable, ce désinteressement absolu, qui ont donné à quelques critiques l'idée un peu bizarre de comparer les confidens de la tragédie française aux choeurs des Grees.

Mais revenons à Phoenix. Eh bien! Phoenix, louant Pyrrhus du parti qu'il a pris enfin de livrer Astyanax, n'a pas l'air de soupçonner qu'il y ait dans ce parti rien de lâche et de barbare. Il y a un moment où l'on pourrait esperer qu'il va laisser percer quelque scrupule là-dessus; on écoute, et c'est pour l'entendre dire:

Oui, je bénis, seigneur, l'heureuse cruauté
Qui vous rend .....

Et Dieu sait ce qu’il allait ajouter si Pyrrhus ne lui eût coupé un peu brusquernent la parole sur un exorde si expressif!

Je n'ai rien dit d'Hermione; mais qu’y a-t-il à en dire sous le rapport que je considère? Ivre du bonheur de voir Pyrrhus rendu à son amour, peut-il lui venir dans l'idée que la mort d'un enfant troyen va être le gage de ce bonheur? Cependant elle est bien obligée d’y songer un instant, lorsqu'Andromaque vient, en suppliante, la conjurer, de fléchir Pyrrhus; mais du reste elle se dispense de se rendre à la prière de cette mère désolée, sous le prétexte d'un devoir austère, et se contente de dire:

S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?
Vos yeux assez long-temps ont régné sur son âme.
Faites-le prononcer, j'y souscrirai, madame.

c'est-à-dire je n'insisterai pas pour que votre fils soit égorgé.

Il sera vrai, si l'on veut, que d'abominables préjugés, de fausses institutions, des passions effrénées, aient porté un homme, quelques hommes, tout un peuple, au degré de férocité que supposeraient de telles mecurs: j’admettrai que cette férocité puisse se trouver combinée avec l'amour le plus tendre et le plus raffiné; j’irai plus loin, s'il le faut, je croirai qu'il n'est pas impossible que ce soit cet amour lui même qui ait engendré un oubli si complet des sentimens les plus universels de l'humanité. Ce qui m’étonne, ce que je voudrais savoir et n’oso presque demander, c'est comment il arrive que là où l'on représente de telles moeurs, cet oubli même de l’humanité et de la nature ne soit pas , pour le spectateur, la partie dominante et la plus terrible du spectacle? J'ai peine à comprendre comment, en présence de phénomènes moraux aussi étranges, aussi monstrueux que ceux dont il s'agit, l'on peut se prendre d'un intérêt sérieux pour des incertitudes et des querelles d'amour? comment la curiosité ne se porte pas plutôt à démêler, dans le coeur et dans l'esprit de ces étonnans personnages offerts à sa contemplation, les sentimens et les idées qui en ont fait des exceptions à la nature humaine? Que si ces sentimens, ces idées ont été ceux d'un peuple et d'une époque, il n'en est que plus important d'en observer tous les indices, de savoir comment ils se produisent, et d'apprécier ce qui en résulte. J'ai surtout de la peine, je le répète, à concevoir que, dans le choc des passions de Pyrrhus, d'Oreste et d'Hermione, Astyanax ne soit pas l'objet essentiel de l'anxiété du spectateur que celui-ci puisse être frappé des soupirs et des fureurs des