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mots qui donnent l'espérance ou qui la détruisent son bientôt échappés, bientôt entendus, et ont bientôt produit leur effet. Il est difficile, par exemple, de trouver une tragédie où l'action marche, avec plus de rapidité et de suite, précipitée par les oscillations et les obstacles même qui semblent devoir l'arrèter, que celle d'Andromaque. Racine n'a point eu de difficulté à faire entrer, une telle action dans le cadre resserré du système qu'il avait adopté, parce que tout, dans cette actio n, dépend d'une pensée d'Andromaque et de la résolution qu'elle va prendre. Mais les grandes actions historiques ont une origine, des impulsions, des tendances, des obstacles bien différens et bien autrément compliqués; elles ne se laissent donc pas si aisément réduire, dans l'imitation, à des conditions qu'elles n'ont pas eues dans, la réalité.

Cette part capitale donnée a l'amour dans la tragédie ne pouvait pas être sans influence sur sa tendance morale: on ne pouvait pas se borner à sacrifier au développement de cette passion tous les autres incidens dramatiques, il fallalt encore lui subordonner tous les autres sentimens humains, et plus rigoureusement les plus importans et les plus nobles. Je n'ignore pag que le poëte tragique écarte avec soin ce qui n’est pas relatif à l'intérêt qu'il se propose d'exciter, et. en cela il fait très bien; mais je crois que tous les intérêts qu'il introduit dans son plan il doit les développer, et que si des élémens d'un intérêt plus sérieux et plus élevé que celui qu'il aspire particulièrement à produire tiennent tellement à son sujet qu'il n'ait pu les écarter tout à fait, il est obligé de leur donner, dans l'imitation, cette prééminence qu'ils doivent avoir dans le coeur et dans la raison du spectateur. Or c'est ce que le système tragique où l'amour domine n'a pas toujours permis: il a, si je ne me trompe, forcé quelquefois de grands poétes à rejeter dans l'ombre ce qu'il y avait dans leurs sujets de plus pathétique et d'incontestablement principal; il est quelquefois arrivé à ces poétes, après avoir touché par hazard, et comme à la dérobée, les cordes du coeur humain les plus graves et les plus morales, d’être obligé de les abandonner bien vite, pour ne pas courir le risque de compromettre l'effet des émotions amoreuses, auquel tendait principalement leur plan. Avec l'admiration profonde que doit avoir pour Racine tout homme qui n'est pas dépourvu de sentiment poétique, et avec l'extrème circonspection qu'un étranger doit porter dans ses jugemens sur un écrivain proclamé classique par deux siècles éelairés, serai vous soumettre quelques réflexions sur la manière dont ce grand poëte a traité le sujet d'Andromaque. Malgré l'art admirable et les nuances délicates de coloris avec lesquels est peinte la passion de Pyrrhus, d’Hermione et d'Oreste, je suis persuadé que, pour tout spectateur doué, je ne dirai pas d'une sensibilité exquise, mais d'un degré ordinaire d’humanité, l'intérêt principal se porte sur Astyanax. Il s'agit, en effet, de savoir si un enfant sera ou ne sera pas livré à ceux qui le demandent pour le faire mourir; et je crois que toutes les fois que l'on jettera une telle incertitude dans l'âme de spectateurs qui porteront au théâtre des dispositions naturelles et non faussées par des théories arbitraires, le sentiment qu'elle excitera en eux prendra décidément le dessus parmi tous les autres, et laissera moins de prise aux agitations et aux souffrances de ces héros et de ces héroines qui s'aiment tous à contro-temps. Cependant ce pauvre Astyanax, ce malheureux fils d’Hector, ne parait jamais dans la pièce que comme un accessoire, comme un moyen. On voit bien qu'il faut, pour que les affaires des amoureux se brouillent,ou s'arrangent, que le sort de l'enfant soit décidé; mais ce n'est que relativement à l'intrigue amoureuse qu'il est question de lui, excepté, lorsque c'est Andromaque qui en parle. Ainsi