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Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.

Mais l'orsqu'on sort du théâtre, et que l'en entre dans l'expérience et dans l'histoire, dans l'histoire même des nations païennes, on voit que les suicides n'y sont pas à beaucoup près aussi fréquens que sur la scène, surtout dans les occasions où les poëtes tragiques y ont recours. On voit des hommes qui ont subi les plus grands malheurs ne pas concevoir l'idee du suicide, ou la repousser comme une faiblesse et comme un crime. Certes l'époque où nous nous trouvons a été bien féconde en catastrophes signalées, en grandes espérances trompées; voyons-nous que beaucoup de suicides s'en soient suivis? non; et si la manie en est devenue de nos jours plus commune, ce n'est pas parmi ceux qui ont joué un grand ròle dans le monde, c'est plutôt dans la classe des joueurs malheureux; et parmi les hommes qui n’ont ou croient n'avoir plus d'intérêt dans la vie des qu’is ont perdu les biens les plus vulgaires: car les âmes les plus capables de vastes projets sont d'ordinaire celles qui ont le plus de force, le plus de résignation dans les revers. N'est-il donc pas un peu surprenant de voir que l'on ait gardé ces maximes de suicide précisément pour les grandes occasions et pour les grands personnages? et n'est-ce pas à cette habitude théêtrale qu'il faut attribuer l'étonnement que tant de personnes ont manifesté lorsqu'elles ont vu des hommes qui ne se donnaient pas la mort après avoir essuyé de grands revers? Accoutumés à voir les personnages tragiques déçus mettre fin à leur vie en débitant quelques pompeux alexandrihs ou quelques endécasyllabes harmonieux, serait-il étrange qu'elles se fussent attendues à voir les grands personnages du monde réel en faire autant dans les cas semblables? Certes il faut plaindre les insensés qui, désespérant de la providence, concentrent tellement leurs affections dans une seule chose, que perdre cette chose ce soit avoir tout perdu, ce soit n’avoir plus rien à faire dans cette vie de perfectionnement et d'epreuve! Mais transformer cet égarement en magnanimité, en faire une espèce d'obligation, un point d'honneur, c'est jeter de déplorables maximes sur le théâtre, sans se demander si elles n'iront jamais au, delà, si elles ne tendront pas à corrompre la morale des peuples.

On a beaucoup reproché aux poëtes dramatiques de l’école francaise, sans en excepter ceux du premier ordre, d'avoir donné, dans leurs tragédies, une trop grande part à l'amour; surtout d'avoir frèquemment subordonné à une intrigue amoureuse des événemens de la plus haute importance, et où il est bien constaté, que l'amour ne fut jamais pour rien. Je ne veux pas décider ici si ces reproches sont fondés ou non; mais je ne puis me défendre d'observer que, parmi les causes qui ont concouru à rendre l'amour si dominant sur le théâtre français, on n'a jamais compté la règle des deux unités. Elle a dû cependant y être pour quelque chose. Cette règle, en effet, a forcé le poëte a se restreindre à un nombre plus limité de moyens dramatiques, et parmi ceux qui lui restaient, il était naturel qu'il s'arrètât de prèfrence à ceux que lui fournissait la passion de l'amour, cette passion étant de toutes la plus féconde en incidens brusques, rapides, et partant plus susceptibles d’être renfermés dans le cadre étroit de la règle.

Pour produire une révolution dans une tragédie fondée sur l’amour, pour faire passer un personnage de la joie à la douleur, d'une résolution á la résolution contraire, il suffi des incidens en eux-mêmes les plus petits et les plus détachés de la chaine générale des événemens. Ici vraiment les faits occupent la moindre place possible en durée comme en espace. La découverte d’un rival est bientôt faite; un dédain, un sourire, quelques