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D'où vient l'attrait que nous éprouvons à considérer une telle action? pourquoi la. trouvons-nous non seulement vraisemblable, mais intéressante? c'est que nous en discernons les causes réelles, c'est que nous suivons, du même pas, la marche de l'esprit humain et celle des événemens particuliers présens à notre imagination. Nous découvrons, dans une série donnée de faits, une partie de notre nature et de notre destinée; nous finissons par dire en nous-mêmes: Dans de telles circonstances, à l'aide de tels moyens, avec de tels hommes, les choses devaient arriver ainsi. La création imposée par la règle des deux unités consiste à déranger tout cela, et à donner à l'effet principal que l'on à conservé et que l’on répresente une autre série de causes nécessairement différentes et qui doivent néanmoins être égalément vraisemblables et intéressantes; à déterminer par conjecture ce qui, dans le cours de la nature, à été inutile, à faire mieux qu’elle enfin. Or comment a-t-on du s'y prendre pour atteindre cet inconcevable but?

Nous avons vu Corneille demander la permission de faire aller les événemens plus vite que la vraisemblance ne le permet, c'est-à-dire plus vite que dans la réalité. Or ces événemens que la tragédie représente de quoi sont-ils le résultat? de la volonté de certains hommes, mus par certaines passions. Il a donc fallu faire naître plus vite cette volonté en exagérant les passions, en les dénaturant. Pour qu'un personnage en vienne en vingt-quatre houres à une résolution décisive, il faut absolument un autre degré de passion que celle contre laquelle il c'est debattu pendant un mois. Ainsi cette gradation si intéressante par laquelle l'âme atteint l'extrémité, pour ainsi dire, de ses sentimens, il a fallu y renoncer en partie; toute peinture de ces passions qui prennent un peu de temps pour se manifester, il a fallu la négliger; ces nuances de caractère qui ne se laissent apercevoir que par la succession de circonstances toujours diverses et toujours liées, il a fallu les supprimer ou les confondre. Il a été indispensable de recourir à des passions excessives, à des passions assez fortes pour amener brusquement les plus violens partis. Les poëtes tragiques ont été, en quelque sorte, réduits à ne peindre que ce petit nombre de passions tranchées et dominantes, qui figurent dans les classifications idéales des pédans de morale. Toutes les anomalies de ces passions, leurs variétés infinies, leurs combinaisons singulières qui, dans la réalité des choses humaines, constituent les caractères individuels, se sont trouvées de force exclues d'une scène où il s’agissait de frapper brusquement et à tout risque de grands coups. Ce fond général de nature humaine, sur lequel se dessinent, pour ainsi dire, les individus humains, on n'a eu ni le temps ni la place de le déployer; et le théâtre s'est rempli de personnages fictifs, qui y ont figuré comme types abstraits de certaines passions, plutôt que comme des êtres passionnés. Ainsi l’on a eu des allégories de l'amour ou de l’ambition, par exemple, plutôt que des amans ou des ambitieux. De là cette exagération, ce ton convenu, cette uniformité des caractères tragiques, qui constituent proprement le romanesque. Aussi arrive-t-il souvent, lorsqu'on assiste aux représentations tragiques, et que l'on compare ce qu'on y a sous les yeux, ce que l'on y entend, à ce que l'on connait des hommes et de l'homme, que l’on est tout surpris de voir une autre générosité, une autre pitié, une autre politique, une autre colère que celles dont on a l'idée ou l'expérience. On entend faire, et faire au sérieux, des raisonnemens que, dans la vie réelle, on ne manquerait pas de trouver fort étranges; et l'on voit de graves personnages se régler, dans leurs determinations, sur des maximes et sur des opinions qui n'ont jamais passé par la tête de personne.

Que si, ne voulant pas accélérer les événemens connu, on préfère d'en