Page:Opere varie (Manzoni).djvu/312

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’avoir trouvé, dans Pausanias, le personnage d’Ériphile, qui lui fournit un autre dénouement: " l’heureux personnage d’Ériphile, sans lequel, " dit-il, " je " n’aurais jamais osé entraprendre cette tragédie. " Eh quoi! ce personnage dont Racine avait un si grand besoin, n’aurait-il donc pu l’inventer; ou quelque chose d’équivalent? Ce genre d’invention, libéralement départi par la nature à deux ou trois cents auteurs tragiques, Racine ne l’aurait pas eu? Voyez si ces auteurs sont jamais embarrassés à dénouer leurs pièces lorsqu’il ne s’agit pour cela que d’inventer un personnage ou un prodige! Non, non, Racine n’était pas dépourvu d’une faculté si commune chez les poëtes: mais Racine, doué d’un sentiment exquis de la vérité et des convenances, savait que, dans les sujets historiques, un fait qui n’a pas existé et que l’en voudrait donner comme cause ou comme résultat d’autres faits réel et connus, n’a pas non plus de vérité poétique. Dans les sujets fabuleux même, il sentait que ce qui a fait partie d’une tradition, ce qui a été cru par tout un peuple, a toujours un genre et un degré d’importance que ne peut obtenir la fiction isolée et arbitraire de l’homme,qui se renferme dans son cabinet pour y forger des bouts d’histoire, selon son besoin et son goût. Mais, dira-t-on peut-être, si l’on enlève au poëte ce qui le distingue de l’historien, le droit d’inventer les faits, que lui reste-t-il? Ce qui lui reste? La poésie; oui, la poésie. Car enfin que nous donne l’histoire? des événemens qui ne sont, pour ainsi dire, connus que par leurs dehors; ce que les hommes ont exécuté: mais ce qu’ils ont pensé, les sentimens qui ont accompagné leurs délibérations et leurs projets, leurs succès et leurs infortunes; les discours par lesquels ils ont fait ou essayé de faire prévaloir leurs passions et leurs volontés, sur d’autres passions et sur d’autres volontés, par lesquels ils ont exprimé leur colère, épanché leur tristesse, par lesquels, en un mot, ils ont révélé leur individualité: tout cela, à peu de chose près, est passé sous silence par l’histoire; et tout cela est le domaine de la poésie. Eh! qu’il serait vain de craindre qu’elle y manque jamais d’occasions de créer, dans le gens le plus sérieux et peut-être le seul sérieux de ce mot! Tout secret de l’âme humaine se dévoile, tout ce qui fait -es grands événemens, tout ce qui caractérise les grandes destinées, se découvre aux imaginations douées d’une force de sympatie suffisante. Tout ce que la volonté humaine a de fort ou de mysterieux, le malheur de religieux et de profond, le poéte peut le deviner; ou, pour mieux dire, l’apercevoir, le saisir et le rendre. Lorsque l’on montra à César la tête de Pompée, César pleura sur son illustre ennemi, et fit voir beaucoup d’indignation contro les lâches auteurs de sa mort. Voilà ce que nous savons par l’histoire. Maintenant, lorsque Corneille fait prononcer par Philippe ces paroles qu’il met dans la bouche de César,

Restes d’un demi-dieu dont a peine je puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis
De ces traîtres, dit-il, voyez punir les crimes.

Corneille n’invente pas un fait, il n’invente pas même un sentiment; ces vers sont cependant une création , et une belle création poétique. Ce que Corneille a trouvé, c’est une expression par laquelle un homme tel que Cèsar a pu convenablement manifester son caractère, dans la circonstance donnée. Le poëte a traduit, en quelque sorte, en sa langue, les larmes du guerrier victorieux sur le sort tragique du héros vaincu. Ce mélange de magnanimité et d’hypocrisie, de générosité et de politique, cette dissimulation de toute joie dans un excès de fortune, cette émotion de pitié qui vient d’un certain retour sur lui-même et de sa réflexion sur la fin