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et variée, pleine d’intérêt et de leçons; et cette action, j’aurais été la défigurer, la tronquer de pur caprice! L’impréssion qu’un chroniqueur a produite en moi, je n’aurais pas cherché à la rendre, à ma manière, à des spectateurs qui ne demandaient pas mieux! j’aurais été moins poëte que lui! Je vois un événement dont chaque incident tient à tous les autres et sert à les motiver; je vois des caractères fixes se développer en un certain temps et en certains lieux; et pour donner l’idée de cet événement, pour peindre ces caractères, il faudra absolument que je mutile l’un et les autres au point où la durée de vincgt-quatre heures et l’enceinte d’un palais suffiraient à leur développement?

Il y aurait, Monsieur, je l’avoue, dans votre système, une autre réplique à faire à Shakespeare: on pourrait lui dire que cette attention qu’il a eue à reproduire les faits dans leur ordre naturel et avec leurs circonstances principales les plus avérées, l’assimile plutôt à un historien qu’à un poëte. On pourrait ajouter que c’est la règle des deux unités qui l’aurait rendu poëte, en le forçant à créer une action, un noeud, des péripéties; car " c’est ainsi, " dites vous, " que les limites de l’art donnent Tes l’essor à l’imagination de l’artiste, et le forcent à devenir créateur. " C’est bien là, j’en conviens, la véritable conséquenee de cette règle; et la plus légère connaissance des théâtres qui l’ont admise prouve de reste qu’elle n’a pas manqué son effet. C’est un grand avantage, selon vous: j’ose n’ètre pas de cet avis, et regarder au contraire l’effet dont il s’agit comme le plus grave inconvénient de la règle dont il résulte; oui, cette nécessité de créer, imposée arbitrairement à l’art, l’écarte de la vérité, et le détériore à la fois dans ses résultats et dans ses moyens.

Je ne sais si je vais dire quelque chose de contraire aux idées reçues; mais je crois ne dire, qu’une vérité très simple, en avançant que l’essence de la poésie ne consiste pas à inventer des faits: cette invention est ce qu’il y a de plus facile et de plus vulgaire dans le travail de l’esprit, ce qui exige le moins de réflexion, et même le moins d’imagination. Aussi n’y a-t-il rien de plus multiplié que les créations de ce genre; tandis que tous les grands monumens de la poésie ont pour base des événemens donnés par l’histoire ou, ce qui revient ici au même, par ce qui a été regardé une fois comme l’histoire.

Quant aux poëtes dramatiques en particulier, les plus grands de chaque pays ont évité, avec d’autant plus de soin qu’ils ont eu plus de génie, de mettre en drame des faits de leur création; et à chaque occasion qui s’est présentée de leur dire qu’ils avaient substitué, sur des points essentiels, l’invention à l’histoire, loin d’accepter ce jugement comme un éloge, ils l’ont repoussé comme une censure. Si je ne savais combien il y a de témérité dans les assertions historiques trop générales , j’oserais affirmer qu’il n’y a pas, dans tout ce qui nous reste du théâtre tragique des Grecs, ni même dans toute leur poésie, un seul exemple de ce genre de création, qui consiste à substituer aux principales causes connues d’une grande action, des causes inventées à plaisir. Les póëtes grecs prenaient leurs sujets, avec toutes leurs circonstances importantes, dans les traditions nationales. Ils n’inventaient pas les événemens; ils les acceptaient tels que les contemporains les avaient transmis: ils admettaient, ils respectaient l’histoire telle que les individus, les peuples et le temps l’avaient faite.

Et, parmi les modernes, voyez, Monsieur, comme Racine cherche, dans toutes ses préfaces, à prouver qu’il a été fidèle à l’histoire; comme, j’usque dans les sujets fabuleux, il songe toujours à s’appuyer sur des autorités. Ne trouvant pas convènable de terminer par le sacrifice d’Iphigénie la tragédie qui en porte le nom, et n’osant faire de son chef une chose contraire à la tradition la plus accréditée là-dessus, il se félicite