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manifeste dans la tragédie de Shakespeare sont d’une grande originalité, de la poésie la plus relevée, et même très touchantes.

Mais ce tableau historique de l’âme de Richárd et des événemens qui la modifient embrasse nécessairement plus de vingt heures, et il en est de même de la progression des autres faits, des autres passions et des autres caractères qui se développent dans le reste de l’action. Le choc des deux partis, l’ardeur et l’activité croissante des ennemis du roi, les tergiversation de ceux qui attendent la victoire pour savoir positivement quelle est la cause à laquelle les honnètes gens doivent s’attacher; la fidélité courageuse d’un seul homme, fidélité que le poëte a décrite telle que l’histoire l’a consacrée, avec toutes les idée vraies et fausses qui déterminaient cet homme à rendre hommage au malheur en dépît de la force: tout cela est admirablement peint dans cette tragédie. Quelques inconvenances, que l’on en pourrait ôter sans en altérer l’ordonnance, sauraient ne faire illusion sur la grandeur et la beauté de l’ensemble.

J’ai presque honte de donner une esquisse si décharnée d’un si majestueux tableau; mais je me flatte d’en avoir dit assez pour faire voir du moins que ce qu’il y a de caractéristique dans ce sujet exige plus de latitude que n’en accorde la règle des deux unités. Supposons maintenant que Shakespeare, après avoir composé, son Richard II, l’eût, communiqué à un critique persuadé de la nécessité de cette règle. Celui-ci lui aurait probablement dit: Il y a dans votre pièce de fort belles situations et surtout d’admirables sentimens; mais la vraisemblance y est déplorablement choquée. Vous transportez votre pubblic de Londres à Cowentry, du comté de Glocester dans le pays de Galles, du parlement au chàteau de Flint; il est impossible au spectateur de se faire l’illusion nécessaire pour vous suivre. Il y a contradiction entre les situations diverses où vous voulez le placer et la situation réelle où il se trouve. Il est trop sûr de n’avoir pas changé de place pour pouvoir imaginer qu’il a fait tous ces voyages que vous exigez de lui.

Je ne sais, mais il me semble que Shakespeare, aurait été bien étonné de telles objections. Eh! grand Dieu! aurait-il pu répondre, que parlez-vous de déplacemens et de voyages! Il n’en est point question ici; je n’y ai jamais songé, ni mes spectateurs non plus. Je mets sous les yeux de ceux-ci une action qui se déploie par degrés, qui se compose d’événernens qui naissent successivement les uns des autres, et se passent en différens lieux; c’est l’esprit de l’auditeur qui les suit, il n’a que faire de voyager ni de se figurer qu’il voyage. Pensez-vous qu’il soit venu au théâtre pour voir des événemens réels? et me suis-je jamais mis dans la tète de lui faire une pareille illusion? de lui faire croire que ce qu’il sait être déjà arrivé il y a quelques centaines d’années arrive aujourd’hui de nouveau? que ces acteurs sont des hommes-réellement occupés des passions et des affaires dont ils parlent, et dont ils parlent en vers?

Mais, j’ai trop oublié, Monsieur, que ce n’est pas sur l’objection tirée de la vraisemblance que vous fondez le maintien des règles, mais bien sur l’impossibilité de conserver sans elles l’unité d’action et la fìxité des caractères. Voyons donc si cette objection peut s’appliquer à la tragédie de Richard II. Eh! comment s’y prendrait-on, je vous le demande avec curiosité, pour prouver que l’action n’y est pas une, que les caractères n’y sont pas constans, et cela parce que le poëte est resté dans les lieux et dans les temps données par l’histoire, au lieu de se renfermer dans l’espace et dans la durée que les critiques ont mesurés de leur chef à toutes les tragédies? Qu’aurait encore répondu Shakespeare à un critique qui serait venu lui opposer cette loi des vingt-quatre heures? Vingt-quatre heures! aurait-il dit: mais pourquoi? La lecture de la chronique de Holingshed a fourni à mon esprit l’idée d’une action simple et grande, une