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heures , et cela n’a servi qu’à avertir les spectateurs de la contrainte avec laquelle je l’y avais réduite. Si j’avais fait résoudre ce combat sans en désigner l’heure, peut-être n’y aurait-on pas pris garde. "

Ainsi, Corneille demande que le temps et le lieu ne soient point marqués, pour que l’auditeur ne s’aperçoive pas que l’action dépasse les vingt-quatre heures, et qu’elle change de place. Au fait, c’est demander l’abolition de la règle, parce qu’elle consiste essentiellement a restreindre l’action dans ses limites d’une manière qui soit sensible pour le spectateur. Et la règle, en effet, au lieu de lui faciliter la marche de l’action dans le Cid, n’avait servi qu’à faire ressortir ce qu’il y avait de forcé. " Si j’avais fait résoudre ce combat, " dit-il, " sans en désigner l’heure, peut-être n’y aurait-on pas pris garde. " Qui n’y aurait pas pris garde? le public? Non certes. Mais les critiques? Oh! ceux-là ne seraient pas restés en défaut: ils auraient infailliblement découvert l’equivoque, et fait inexorablement leur devoir, qui était d’en avertir le public. A quoi pensait donc le bon Corneille? croyait-il, les sentinelles du bon goût capables de s’endormir? Chimère! Lorsqu’e le public, entrainé par des beautés- grandes et neuves, par le charme combiné de l’idéal et du vrai, se laisse aller aux impressions qu’un grand poëte sait produire, les critiques sont toujours là pour rempècher de s’égarer avec lui, pour gourmander son illusion, et ramener son attention un moment surprise et absorbée par les choses mêmes, à ce qui doit passer avant tout, à l’autorité des formes et des règles.

Y aurait-il de la témérité à plaindre Corneille d’avoir vu la vérité et de n’avoir pas osé s’y tenir? Ce n’était pas un génie de la justesse et de la force du sien qui pouvait méconnaître que le public, abandonné à lui-même, ne voit jamais, dans une action dramatique, que l’action elle-même; que l’imagination du spectateur non prévenu se prêt sans effort au temps fictif que le poëte a besoin de supposer dans sa pièce, ou que, pour mieux dire, il n’y pense pas. Mais le grand Corneille n’a pas eu le courage de dire que, puisque telle est la disposition naturelle du spectateur, telle l’art doit la prendre, sans chercher ailleurs que dans l’essence et l’étendue même du sujet qu’il veut mettre en drame, les conditions de temps et de lieu qui en sont inséparables.

Voilà donc ce que gagnent les arts et la philosophie des arts à recevoir des règles arbitraires., de forcer les plus grands hommes à imaginer, des subterfuges pour éviter des inconvéniens, à trouver des argumens subtils pour échapper à la chose en adoptant le mot!

Mais si, en choisissant pour sujet d’une, action dramatique ces événemens illustres et dignes de la tragédie, dont parle Corneille, on veut éviter la faute de les entasser d’une manière invraisemblable, l’on tombe nécessairement dans une autre; il faut alors abandonner une partie de ces évènemens, et quelquefois la plus intéressante; il faut renoncer à donner à ceux que l’on conserve un développement naturel: en d’autres termes, il faut rendre la tragédie moins poétique que l’histoire.

Le moyen le plus court de se convaincre qu’il en est vraiment ainsi c’est d’examiner quelqu’une des tragédies conçues dans le système historique, une tragédie dont l’action soit une, grande, intéressante; et de voir si l’on pourrait lui conserver ce quuelle a de plus dramatique, en la pressant dans le cadre des unités. Considérons, par exemple, le Richard II de Shakespeare, qui n’est cependant pas la plus belle de ses pièces tirées de l’histoire d’Angleterre.

L’action de cette tragédie est le renversement de Richard du trône d’Angleterre et l’élévation de Bolingbroke à sa place. La pièce commence au moment où les desseins de ces deux personnages se trouvent dans une