sur l’article de la vraisemblance; ils ne l’avaient pas inventée: mais les règles! oh les règles! c’était leur bien, et l’unique bien de plusieurs d’entre eux; ils les avaient importées fraichement je ne sais d’où, et venaient de les imposer au théâtre français. Le pauvre Corneille aurait-il pu mourir en paix s’il n’en eût reconnu l’autorité?
Le talent n’est jamais complétement sûr de lui même; il désire toujours un témoignage extérieur qui lui confirme ce qu’il soupçonne de ses forces. Et comment, en effet, pourrait-il s’en rapporter à sa propre décision, quand il s’agit de savoir s’il est pur et vrai, ou s’il n’est qu’apparent et affecté? Le dédain le trouble donc toujours; et en le méconnaissant, on est presque sûr de le réduire à douter de luì-même. Il ne demande qu’à être compris, qu’à être jugé; toutefois il voudrait l’être non seulement par la bonne foi, mais par des lumières certaines. Il se laisse presque toujours entrainer au désir de la gloire; toutefois il n’en veut qu’à condition de voir ceux qui la disponsent bien convaincus qu’il la mérite. Il accepte toujours les censures, mais il exige qu’elles lui apprennent quelque chose; et de plus il a besoin d’être persuadé qu’elles ne sont pas le fruit de la passion.
Maintenant, pour revenir à Corneille, ce grand poëte avait dû trop voir que ce qui s’opposait le plus au calme et à l’impartialité, nécessaires pour le juger, c’étaient ces critiques qui le jugeaient toujours. Il y avait un moyen de les adoucir un peu; mais il n’y en avait qu’un; c’était de céder sur les points auxquels ils tenaient le plus, en transigeant sur le reste; et ce fut précisément ce qu’il fit. A moins de cela, les critiques auraient crié bien plus fort, auraient brouillé bien davantage les idée du public sur les admirables production du génie de Corneille; car rien n’était si facile. Si le public s’en laissait charmer, il n’y avait qu’à lui dire plus durement encore que de coutume qu’il n’y entendait rien; il n’y avait qu’à y découvrir encore plus de défauts; et pour cela, il suffisait d’inventer un principe, deux principes, vingt principes, et de prouver ensuite qu’ils étaient violés dans les tragédies de Corneille. Qu’en avait-il coûté à Scudéri pour démontrer que la Cid était une fort mauvaise pièce? Rien, c’est-à-dire rien de plus que de faire, en grands termes, l’énumération de beaucoup de choses qui, selon lui, étaient indispensables dans une tragédie pour qu’elle fût bonne, et de constater que ces choses-là n’étaient pas dans le Cid. La grande science de Scudéri consistait à ne pas comprendre Corneille; et son grand travail, à empècher qu’il ne fùt compris des autres. Corneille aima donc mieux renoncer à quelques conséquences qui découlaient naturellement des principes établis, que de donner à ceux qui s’étaient faits ses juges plus de moyens de le chicaner, en réduisant toute la discussion sur ses ouvrages à l’examen de la forme, pour distraire l’attention du public de ce qu’ils avaient au fond d’original et de sublime.
Mais pour saisir encore mieux les véritables idées de Corneille sur la règle des deux unités, il n’y a qu’à lire la suite du passage dont j’ai transcrit le commencement. Ici, Corneille annulle tout-à-fait cette règle à laquelle il a rendu plus haut un hommage forcé. " Je donnerais, " poursuit-il, " en ce cas (au poëte), un conseil que peut-être il trauverait salutaire; c’est de ne marquer aucun temps préfix, dans son poëme, ni aucun lieu particulier où il pose les acteurs. L’imagination de l’auditeur aurait plus de liberté de se laisser allor au courant de l’action, si elle n’était point fixée par ces marques; et il pourrait ne s’apercevoir pas de cette précipitation, si elles ne l’en faisaient souvenir et n’y appliquaient son esprit malgré lui. Je me suis toujours repenti d’avoir fait dire au roi, dans le Cid, qu’il voulait que Rodrigue se délassât une heure ou deux après la défaite des Maures, avant que de combattre Don Sanche: je l’avais fait pour montrer que la pièce était dans les vingt-quatre