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que nous imitions la nature; et vous nous interdisez les moyens dont elle fait usage! La nature, pour agir, prend toujours du temps à son aise, tantôt plus, tantôt moins, suivant le besoin qu’elle en a; et vous, vous nous mesurez les heures avec presque autant d’économie et de rigueur que si vous les preniez sur la durée de vos plaisirs. La nature ne s’est pas astreinte à produire une action intéresante dans un espace que les yeux d’un témoin puissent embrasser commodément; et vous, vous exigez que le champ d’une action théâtrale ne dépasse pas la portée des regards d’un spectateur immobile. Encore si vous borniez pour nous l’idée et le choix des sujets tragiques à ceux où se rencontre réellement l’unité de temps et de lieu, ce serait certes une législation étrange et bien rigoureuse; elle serait du moins conséquente. Mais non: vous reconnaissez pour intéressans des sujets où cette unité est impossible; et nous voilà dès lors dans un singulier embarras. On permettez-nous de ne pas appliquer à ces derniers sujets les deux règles prescrites; ou proclamez que ce n’est pas une invraisemblance, une témérité gratuite de l’art, de forcer la succession réelle et graduée des événemens; de mutiler, pour les accommoder à la capacité d’un théâtre et à la durée d’un jour, des faits que la nature n’a pu produire que lentement et qu’en plusieurs lieux.

Et ces plaintes contre les difficultés imposées à l’art par les règles cette déclaration formelle de l’impuissance de les appliquer à beaucoup de sujets d’ailleurs très beaux, ce ne sont pas des poëtes vulgaires qui les ont faites; ce ne sont pas de ces hommes pour lesquels tout est obstacle, parce qu’ils ne savent point se créer de ressources: c’est à Corneille, au grand Corneille lui même, qu’elles échappent. Écutons comment il s’exprime là-dessus, après cinquante ans d’expérience du théâtre: " Il est si malaisé, " dit-il, " qu’il se rencontre dans l’histoire, ni dans l’imagination des hommes, quantité de ces événemens illustres et dignes de la tragédie, dont les délibérations et leurs effets puissent arriver en un même lieu et en un même jour, sans faire un peu de violence à l’ordre commun des choses. . . . "

Qui ne s’attendrait ici que Corneille va donner pour conséquence du fait reconnu par lui, qui ne faut pas qu’un poëte tragique s’àstreigne a la règle d’un lieu et d’un jour, puisque cette règle met en opposition le but et les moyens de la tragédie? Mais l’on poursuit, et l’on voit jusqu’où va la tyrannie des opinions arbitraires sur les esprits les plus élevés: " Je ne puis croire, " ajoute Corneille, " cette sorte de violence tout-à-fait condamnàble, pourvu qu’elle n’aille pas jusqu’à l’impossible: il est de beaux sujets où on ne la peut éviter; et un auteur scrupuleux se priverait d’une belle occasion de gloire, et le publie de beaucoup de satisfaction, s’il n’osait s’enhardir à les mettre sur le théâtre, de peur de se voir forcé à les faire aller plus vite que la vraisemblance ne le permet. "

Ainsi c’est la vraisemblance qu’il s’agit de sacrifier à des règles que l’on prétend n’être faites que pour la vraisemblance!

Cette conséquence est si contraire au génie, au grand sens de Corneille, et aux idées que tant de méditations et une si longue pratique lui avaient données sur ce qu’il y a de fondamental dans l’art dramatique, que l’on ne pout guère expliquer ce passage, à moins de se retracer les circonstances où ce grand homme se trouvait en l’écrivant. Gourmandé, régente longtemps par des critiques qui avaient apparemment ce qu’il fallait pour être les maitres de Pierre Corneille, il voulait apaiser ces critiques, leur faire voir qu’il entrait dans leurs idées, qu’il comprenait et pouvait suivre leurs théories. Ici, il croyait se trouver entre deux écueils, entro l’invraisemblance et la violation des règles. Les critiques n’étaient pas bien rigoureux