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par le duc de Milan, se trouvât un moment maitre du sort de la république? La parenté de sa femme avec le duc, son empire sur les autres condottieri, et l’assistance du peuple, pouvaient amener naturellement cette situation. Le poëte eût ainsi mis en présence dans l’âme du héros les sentimens de l’homme d’honneur avec l’imagination turbulente du chef d’aventuriers, et Carmagnola, abandonnant par vertu le projet de livrer Venise qui veut le perdre, n’en eût été que plus intéressant lorsqu’il succombe; tandis que ce même projet eút servi à motiver et à peindre la timide eternelle politique du sénat. C’est ainsi que les limites de l’art donnent l’essor à l’imagination de l’artiste, et le forcent à devenir créateur. Que M. Manzoni se le persuade bien; franchir ces limites, ce n’est point agrandir l’art, c’est le ramener à son enfance."

Voici, Monsieur, les principaux inconvéniens qui me semblent résulter de cette manière de traiter dramatiquement les sujets historiques:
1.° On se règle, dans le choix à faire entre les événemens que l’on représente devant le spectateur, et ceux que l’on se borne à lui faire connaître par des récits, sur une mesure arbitraire, et non sur la nature des événemens mêmes et sur leurs rapports avec l’action.
2.° On resserre, dans l’espace fixé par la règle, un plus grand nombre de faits que la vraisemblance ne le permet.
3° On n’en omet pas moins, malgré cela, beaucoup de matériaux très poétiques, fournis par l’histoire.
4.° Et c’est là le plus grave, on substitue des causes de pure invention aux causes qui ont réellement déterminé l’action représentée.

Et d’abord, pour ce qui regarde le premier inconvénient, il est sûr que, dans chaque partie de l’action, le poëte peut découvrir le caractère et les raisons qui la rendent propre à être mise en scène, ou qui exigent qu’elle ne soit donnée qu’en narration. Or, ces raisons tirées de la nature des événemens, et de leur rapport avec l’ensemble de l’action et avec le but de l’art dramatique, le poëte se trouve obligé de les négliger dans une partie souvent très importante de l’action, je veux dire en ce qui concerne les faits qui ont précédé le jour de la catastrophe, et n’ont pu se passer dans le lieu choisi pour la scène. Indépendamment de toute considération sur leur importance et sur leur intérêt poétique, ces faits doivent être relégués dans l’avant-scène, et supposés avoir eu lieu loin du spectateur. Je conçois fort bien que, lorsqu’on a adopté les deux unités, en soit disposé à regarder ces sortes de faits, dans tout sujet dramatique, comme antérieurs à l’action proprement dite; mais, Monsieur, sans incidenter sur votre opinion dans l’exemple particulier que vous citez, je me permets de vous faire observer qu’il est en général fort difficile de déterminer le point où commence une action théâtrale, et qu’il serait contraire à toute raison et à toute expérience d’affirmer que toutes les actions historiques qui peuvent être, sous les autres rapports, de bons sujet de tragédie, ont eu leur véritable commencement dans les vingt-quatre heures qui ont précédé leur accomplissement. Je crois même que ce cas est très rare, et voilà pourquoi le poëte asservi aux règles, obligé, d’un côté, de reconnaître que plusieurs de ces faits, antérieurs au jour qu’il a choisi ne le sont cependant pas à l’action, mais en font partie, se trouve réduit à la gène des expositions, de ces expositions si souvent froides, inertes, compliquées, à l’ennui des quelles en se résigne, avec justice, comme à une condition rigoureuse du système accredité. On est si bien convenu de la difficulté des expositions tragiques, que l’on sait gré, même aux poëtes da premier ordre, de réussir quelquefois à en faire d’intéressantes et de dramatiques. Celle de Bajazet,