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manifeste, par l'art abominable d'un ami perfide; en voit ce soupçon arriver jusqu'à la certitude par des degrés aussi vraisemblable que terribles. La tâche de Voltaire était bien plus difficile. Il fallait qu’Orosmane, généreux et humain, fût assez difficile sur les preuves de son malheur pour n’être pas d'une crédulité presque comique; que, plein, le matin, de confiance et d'estime pour Zaïre, il fût poussé, le soir du même jour, à la poignarder, avec la conviction d'en être trahi. Il fallait des preuves assez fortes pour produire une telle conviction, pour changer l’amour en fureur, et porter la colère jusqu'au délire. Le poëte ne pouvant, dans un si court intervalle, rassembler les faux indices qui nourrissent lentement les soupçons de la jalousie, ne pouvant conduire par degrés l'âme d'Orosmane à ce point de passion où tout peut tenir lieu de preuve, a été obligé de faire naître l'erreur de son héros d'un fait dont l'interprétation fût suffisante pour produire la certitude de la trahison. Il a fallu, pour cela, règler la marche fortuite des événemens de manière que tout concourût à consommer l'illusion d'Orosmane, et mettre à l'écart tout ce qui aurait pu lui révéler la vérité. Il a fallu qu'on écrivit a Zaïre une lettre équivoque, que cette lettre tombât dans les mains d'Orosmane, et qu'il pût y voir que Zaïre lui préférait un autre amant. Ce moyen, qui n'est ni naturel, ni instructif, ni touchant, ni même sérieux, est cependant une invention très ingénieuse, le système donné, parce qu'il est peut-être le seul qui pût motiver, dans Orosmane, l'horrible résolution dont le poëte avait besoin.

La force croissante d'une passion jálouse dans un caractère violent, l'adresse malheureuse de cette passion à interpréter en sa faveur, si on peut le dire, les incidens les plus naturels, les actions les plus simples, les paroles les plus innocentes, l'habileté épouvantable d'un traitre à faire naître et à nourrir le soupçon dans un àme offensée, la puissance infernale qu'un scélérat de sang-froid exerce ainsi sur un naturel ardent et généreux; voilà quelques-unes des terribles leçons qui naissent de la tragédie d'Othello: mais que nous apprend l'action de Zaïre? que les incidens de la vie peuvent se combiner parfois d'une manière si étrange, qu'une expression équivoque, insérée par hasard dans une lettre qui a manqué son adresse, vienne à occasioner les plus grands crimes et les derniers malheurs? A la bonne heure: ce sera là une leçon, si l'on veut; mais une leçon qui n'aura rien de bien impérieux, rien de bien grave. La prévoyance et la morale humaines ont trop à faire aux choses habituelles et réelles pour se mettre en grand souci d'accidens si fortuits, et, pour ainsi dire, si merveilleux. Ce qu'il y a, dans Zaïre, de vrai, de touchant, de poétique, est dû au beau talent de Voltaire; ce qu'il y a dans son plan de forcé et de factice me semble devoir être attribué, en grande partie, à la contrainte d'e la règle des deux unitès.

L'intervention de Jago, que j’ai indiquée - rapidement tout à l'heure mérite une attention plus expresse: elle est en effet, dans la tragédie d'Othello, un grand moyen et peut-être un moyen indispensable pour produire la vraisemblance. Jago est le mauvais génie de la pièce; il arrange une partie des événemens, et les empoisonne tous; il écarte ou dénature toutes les réflexions qui pouvaient amener Othello à reconnaître l'innocence de Desdemona. Voltaire à été obligé de faire naître des accidens pour confirmer les soupçons auxquels tient la catastrophe de sa pièce: il fallait bien qu'Orosmane eût aussi un mauvais conseiller pour l'égarer; et ce mauvais conseiller, c'est le hasard: car, si l'on recherche la cause du meurtre auquel il se laisse emporter, elle est tout entière dans un jeu bizarre de circonstances que l'auteur n'a pas même eu la pensée de rattacher à l'idée de la fatalité, et qui n'ont point en effet le