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savent que l’habitude affaiblit la liberté et que nous sommes portés à nier tout ce qui asservit notre esprit. Ils ne manqueront pas de déclarer que c'est pour obéir aux lois de l'éternelle raison, à l'inspiration de la nature, qu'ils jugent comme ils jugent, qu'ils sentent comme ils sentent. Mais quoi qu'ils disent, il n'en sera pas moins vrai que toute leur critique a été fondée sur un étroit empirisme, qu'elle à été toute déduite de faits spéciaux; et c'est probablement cela même qui la fait paraître à tant d’hommes une connaissance éminemment philosophique.

Mais, pour revenir au point précis de la discussion, si un personnage se montre lorsqu'il est nécessaire; si dans le temps long ou court qu'il passe sur la scène, il dit des choses qui caractérisent une époque, une classe d'hommes, une passion individuelle, et qui les caractérisent dans le rapport qu’elles ont avec l'action principale à laquelle elles se rattachent; si l'on voit comment ces choses influent sur la marche des événemens; si elles entrent, pour leur part, dans l'impression totale de l'ouvrage, ce personnage ne se sera-t-il pas fait assez connaître? Qu'il disparaisse ensuite, quand l'action ne le réclame plus, quel inconvénient y a-t-il?

Mais voici, selon vous, Monsieur, un effet bien plus grave de la transgression de la règle: en outrepassant ses limites, il serait impossible de combiner la vraisemblance et l'intérêt dans le caractère des principaux personnages, avec sa fixité. "Et quant à ceux (des personnages) sur lesquels vous fixez particulièrement l'attention du spectateur, si vous les montrez toujours animés du même dessein, il en résultera langueur, froideur, invraisemblance, souvent même inconvenance choquante. Comment, par exemple, offrir, sans exciter le dègoût, un meurtre prémédité pendant plusieurs années et en plusieurs pays diffèrens? Si au contraire les desseins des personnages varient, l'unité d'action disparait, et l'intérêt s'affeiblit."

Permettez-moi de remonter à un principe bien commun, mais toujours sûr dans l'application. La vraisemblance et l'intérêt dans les caractères dramatiques, comme dans toutes les parties de la poésie, dérivent de la vérité. Or, cette vérité est justement la base du système historique. Le poëte qui l'a adopté ne crée pas les distances pour le plaisir d’étendre son action; il les prend dans l'histoire même. Pour prouver que la persistance d'un personnage dans un même dessein sort de la vraisemblance lorsqu'elle se prolonge au delà des limites de la règles, il foudrait prouver qu'il n'arrive jamais aux hommes d'aspirer à un but éloigné de plus de vingt-quatre heures, dans le temps, et de plus de quelques centaines de pas, dans l'espace; et, pour avoir le droit de soutenir que le degré de persistance dont il s'agit produit la langueur et la froideur, il faudrait avoir démontré que l'esprit humain est constitué de manière à se dégoûter et à se fatiguer d’être oublié de suivre les desseins d'un homme au delà d'un seul jour et d'un seul lieu. Mais l'expérience atteste suffisamment le contraire: il n'y a pas une histoire, pas un conte peut-être qui n'excède de si étroites limites. Il y a plus; et l'on pourrait affirmer que, plus la volonté de l'homme traverse, si l'on peut le dire, de durée et d’étondue, et plus elle excite en nous de curiosité et d'intérêt; que plus les événemens qui sont le produit de sa force se prolongent et se diversifient, pourvu toutefois qu'ils ne perdent pas l'unité, et qu'ils ne se compliquent pas jusqu'à fatiguer l'attention, et plus ils ont de prise sur l'imagination. Loin de se déplaire à voir beaucoup de résultats naître d'une seule resolution humaine, l'esprit ne trouve, dans cette vue, que de la satisfaction et du charme. La langueur et la froideur ne surviennent que dans le cas où cette résolution est mal motivée, ou n'a pas