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aguets pour voir s'il les tient. Qu'une situation non préparée trouve place, qu'un personnage non annoncé arrive dans le courant de la tragédie, le spectateur, façonné par les critiques, se révoltera contro le poëte; il lui dira: Je vous comprends fort bien, cette situation n'est nullement ernbrouillée , nullement obscure pour moi; mais je ne veux pas m’y intéresser, parce que j'avais le droit d'y être disposé d'une autre manière. De là encore cette admiration si petite, je dirais presque cette admiration injurieuse pour ce qu'il y a de moins important dans les ouvrages des grands poëtes. Il est pénible de voir les critiques recherelier avec un souci minutieux quelques vers jetés au commencement d'une tragédie, pour faire connaître d'avance un personnage qui jouera un grand rôle, pour annoncer un incident qui amènera la catastrophe: il est triste de les entendre s'émerveiller sur ces petits appréts et vous commander, dans leur froide extase, d'admirer l'art, le grand art de Racine. Ah! le grand art de Racine ne tient pas à si peu de chose; et ce n'est pas par ces graves écoliers que sont dignement attestées les beautés supérieures de la poésie: c'est bien plutôt par les hommes qu'elles transportent hors d'eux mêmes, qu’elles jettent dans un état de charme et d'illusion où ils oublient et la critique et la poésie elle-même, pleinement, uniquement dominés par la puissance de ses effets.

Les autres conditions que vous exigez dans une tragédie, pour que l'unité d'action s'y trouve, sont "que les desseins des personnages se renferment toujours dans le plan que l'auteur s'est tracé, qu’il soit rendu compte au spectateur de tous les résultats qu'ils amènent, non seulement dans le cours de chaque acte, mais encore pendant chaque entr'acte, l’action devant toujours marcher, même, hors de ses yeux; enfin que cette action soit rapide, dégagée d'accessoires superflus, et conduite à un dénouement analogue à l'attente excitée par l'exposition."

Certes, il n'y a, dans ces conditions, rien que de juste. Mais vous prétendez encore, Monsieur, que, pour obtenir ces effets, les deux unités sont nécessaires. "Si maintenant," ajoutez-vous, "de longs intervalles de temps et de lieux séparent vos actes, et quelquefois même vos scènes, les événemens intermédiaires relâcheront tous les ressorts de l'action; plus ces événemens seront nombreux et importans, plus il sera difficile de les rettacher à ce qui précède et à ce qui suit; et les parties du drame, ainsi disloquées, présenteront, au lieu d'un seul fait, les lambeaux de la vie entière du héros."

Veuillez avant tout observer, Monsieur, que, dans le système qui rejette les deux unités, et que, pour abréger, j'appellerai dorénavant le systéme historique, dans ce système, dis-je, le poëte ne s'impose nullement l'obligation de créer à plaisir de longs intervalle de temps et de lieux: il les prend dans l'action même, tels qu'ils lui sont donnés par la réalité. Que si une action historique est partout si entrecoupée, si morcelée qu'elle n'admette pas l'unité dramatique, que si les faits sont épars à de trop grandes distances, et trop faiblement liés entro eux, le poëte en conclut que cette action n'est pas propre à devenir un sujet de tragédie, et l'abandonne.

Permettez-moi de vous dire ensuite qu'il est bien de l'essence du système historique de supposer entre les actes des intervalles de temps plus ou moins longs, mais non des intervalles remplis d'événemens nombreux et importans relativement à l'action. C'est au contraire la portion de temps et d'espace que l’on peut franchir, éliminer ou réduire, comme indifferente à l’action, et sans blesser la vérité dramatique.