Aussi ceux qui ont fait la règle n'ont ils songé à rien de tel: c'est pour l'illusion, pour la vraisemblance, qu'ils l'ont imaginée; et il y avait déja long-temps qu'elle était établie sur cette base quand Voltaire a cherché à lui donner un nouvel appui; car s'est lui qui a voulu, le premier, déduiré l'unite de temps et de lien de l'unité d'action, et cela par un raisonnement dont M. Guillaume Schlegel a fait voir la faiblesse et même la bizarrerie, dans son excellent cours de littérature dramatique.
J’avoue, du reste, que cette manière de considérer l'unité d'action comme existante dans chaque sujet de tragédie, semble ajouter à l'art de grandes difficultés. Il est, certes, plus commode d’imposer et d’adopter des limites arbitraires. Tout le monde y trouve son compte: c'est pour les critiques une occasion d'exercer de l'autorité; pour les poëtes, un moyen sûr d’être en règle, en même temps qu'une source d’excuses; et enfin pour le spectateur, un moyen de juger, qui, sans exiger un grand effort d'esprit, favorise cependant la douce conviction que l’on a jugé en connaissance de cause, et selon les principes de l'art. Mais l'art même, qu'y gagne-t-il sous le rapport de l'unité d'action? Comment lui sera-t-il plus facile de l'atteindre, en adoptant des mesures détermínées de lieu et de temps, qui ne sont données en aucune manière par l’ìdée que l'esprit se forme de cette unité? Voilà, Monsieur, les raisons qui me font croire, en thèse générale, que l'unité d'action est tout-à-fait indépéndante des deux autres. Je vais à présent vous soumettre quelques réf[exions sur les raisonnemens par lesquels vous avez voulu les y associer: je prendrai la liberté de transcrire vos paroles, pour éviter le risque de dénaturer vos idées.
"Pour que cette unité (d'action) existe dans le drame, il faut, " dites-vous, "que, dès le premier acte, la position et les desseins de chaque personnacre soient déterminés. " Quand même on admettrait cette necessité, il ne s'ensuivrait pas, à mon avis, que la règle des deux unités dût être adoptée. On peut fort bien, annoncer tout cela dans l'exposition de la pièce, y mettre tous les germes du développement de l'action, et donner cependant à l'action une durée fictive très considérable, de trois mois par exemple. Ainsi, je ne conteste lei cette nouvelle règle que parce qu'elle me semble arbitraire. Car où est la raison de sa nécessité? Certes, il faut que, pour s'intéresser à l'action, le spectateur connaisse la position de ceux qui y prennent part; mais pourquoi absolument dès le premier acte? Que l'action , en se déroulant, fasse connaître les personnages à mesure qu'il s'y raffient naturellement, il y aura intérêt, continuité, progression, et pourquoi pas unité? Aussi cette necessité de les annoncer tous dès le premier acte n'a-t-elle pas été reconnue ni même soupçonnée par plusieurs poètes dramatiques, qui cependant n'auraient jamais conçu la tragédie sans l'unité d'action. Je ne vous en citerai qu'un exemple, et ce n'est pas dans un théâtre romantique que j'irai le chercher: c'est Sophocle qui me le fournit. Hémon est un personnage très intéréssé dans l'action de l'Antigone; il l'est même par une circonstance rare sur le thèàtre grec ; c'est le héros amoureux de la pi èce : et cepndant, non-sculement il n'est pas annoneé dès le premier acte, si acte il y a, mais c'est après deux cliceurs, c'est vers la moitié de la pièce, qu'on trouve la première indication de ce personnage. Sophocle pouvait néanmoins le faire connaître dès l'exposition; il le pouvait d'une manière très naturelle, et dans une occasion qu'un poëte moderne n'aurait sûrement pas nègligée. La tragédie s'ouvre par l'invitation qu’Antigone fait à sa soeur Ismène d'aller, avec elle, ensevelir Polynice leur frère , malgré la défense de Créon. Ismène objecte les difficultés insurmontables de l'entreprise, leur commune faiblesse, la force, prête à soutenir la loi