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lettre a m.c. ***

ne parler de cette différence qu’en ce qui regarde proprement l’unité d’action, l’historien se propose de faire connaître une suite indéfinie d’événemens: le poëte dramatique veut bien aussi représenter des événemens, mais avec un degré de développement exclusivement propre à son art: il cherche à mettre en scène une partie détachée de l’histoire, un group d’événemens dont l’accomplissement puisse avoir lieu dans un temps à peu près déterminé. Or, pour séparer ainsi quelques faits particuliers de la chaîne générale de l’histoire, et les offrir isolés, il faut qu’il soit décidé, dirigé par une raison; il faut que cette raison soit dans les faits eux-mêmes, et que l’esprit du spectateur puisse sans effort, et même avec plaisir, s’arrêter sur cette partie détachée de l’histoire qu’on lui met sous les yeux. Il faut enfin que l’action soit une; mais cette unité existe-t-elle réellement dans la nature des faits historiques? Elle n’y est pas d’une manière absolue, parce que dans le monde moral, comme dans le monde physique, toute existence touche à d’autres, se complique avec d’autres existences; mais elle y est d’une manière approximative, qui suffit à l’intention du poëte, et lui sert de point de direction dans son travail. Que fait donc le poëte? Il choisit, dans l’histoire, des événemens intéressans et dramatiques, qui soient liés si fortement l’un à l’autre, et si faiblement avec ce qui les à précédés et suivis, que l’esprit, vivement frappé du rapport qu’ils ont entre eux, se complaise à s’en former un spectacle unique, et s’applique avidement à saisir toute l’étendue, toute la profondeur de ce rapport qui les unit, à démêler aussi nettement que possible ces lois de cause et d’effet qui les gouvernent. Cette unité est encore plus marquée et plus facile à saisir, lorsqu’entre plusieurs faits liés entre eux il se trouve un événement principal, autour duquel tous les autres viennent se grouper, comme moyens ou comme obstacles; un événement qui se présente quelquefois comme l’accomplissement des desseins des hommes, quelquefois, au contraire, comme un coup de la Providence qui les anéantit; comme un terme signalé ou entrevu de loin, que l’on voulait éviter, et vers lequel en se précipite par le chemin même où l’on s’était jeté pour courir au but opposé. C’est cet événement principal que l’on appelle catastrophe, et que l’on a trop souvent confondu avec l’action, qui est proprement l’ensemble et la progression de tous les faits représentés.

Ces idées sur l’unité d’action me paraissent si indépendantes de tout système particulier, si conformes à la nature de l’art dramatique, à ses principes universellement reconnus, si analogues aux principes même énoncés par vous, que j’ose présumer que vous ne les rejetterez pas. En ce cas, voyez, Monsieur, s’il est possible d’en rien conclure en faveur de la règle qui restreint l’action dramatique à la durée d’un jour et à un lieu invariablement fixé. Que l’on dise que plus une action prend d’espace et plus elle risque de perdre ce caractère d’unité si délicat et sous le rapport de l’art, et l’on aura raison; mais, de ce qu’il faut à l’action des bornes de temps et de lieu, conclure que l’on peut établir d’avance ces bornes, d’une manière uniforme et précise, pour toutes les actions possibles; aller même jusqu’à les fixer, le compas et la montre à la main, voilà ce qui ne pourra jamais avoir lieu qu’en vertu d’une convention purement arbitraire. Pour tirer la règle des deux unités de l’unité d’action, il faudrait démontrer que les événemens qui arrivent dans un espace plus étendu que la scène, ou, si vous voulez, dans un espace trop vaste pour que l’œil puisse l’embrasser tout entier, et qui durent au-delà de vingt-quatre heures, ne peuvent avoir ce lien commun, cette indépendance du reste des événemens collatéraux et contemporains, qui en constituent l’unité réelle; et cela ne serait pas aisé.