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la féroce rancune des Baricini, et il lui semblait qu’il était ramené de deux siècles en arrière, dans cette Corse divisée, comme jadis, par la haine de ses partis rivaux et enfiévrée par les sanglants souvenirs des vendettas.

Il passa l’après-midi à errer dans les rues de la ville, tout seul, car Agostino, avec une discrétion précieuse, l’avait livré à lui-même. Il n’éprouva pas une seconde d’ennui. Le mouvement de la population, grave et réservée, les habits pittoresques des gens de la campagne, venus pour le marché, les robes sombres des femmes, coiffées du mezzaro noir, comme si elles portaient le deuil, tout le captivait.

Il entra dans la boutique d’un tailleur et acheta un vêtement complet de velours brun, semblable à un costume de brigand calabrais, car il ne pouvait conserver son caban, son pantalon de matelot et ses espadrilles. Il trouva, chez un marchand de couleurs de la Traverse, une boîte de peintre et quelques châssis de différentes grandeurs. Et, tranquille désormais sur la façon dont il emploierait son temps dans la patrie de Bonaparte, il reprit le chemin de l’auberge. Il dîna avec Agostino, fit un tour sur le port, se coucha à neuf heures, et dormit d’un sommeil sans rêve.

Le soleil, en entrant par sa fenêtre, le réveilla. Il sauta à bas de son lit et s’habilla, puis, sa boîte sous le bras, il s’achemina vers le cotre. Un canot, pour quelques sous, le transporta jusqu’au petit bâtiment bien assis sur ses deux ancres, et à l’avant duquel une large planche, attachée, par deux filins, au beaupré, formait comme une escarpolette devant l’image dépeinte du Saint, patron de la barque.

Conduit par le capitaine, installé par l’équipage, Pierre se mit immédiatement à la besogne. Pendant qu’il coloriait la grossière image de bois sculpté, deux matelots, se balançant