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apercevant ce groupe qui se mouvait, il répondit par un coup de sifflet aigu. Aussitôt les rames cessèrent de frapper la mer, le bateau s’arrêta et le cotre, comme obéissant à des ordres reçus d’avance, mit le cap sur la terre.

Alourdi par son épave humaine, et rassemblant toutes ses forces, Pierre avançait péniblement. Ses habits, collés à son corps, entravaient le jeu de ses jambes, et la respiration s’embarrassait dans sa poitrine. Maintenant des paquets de mer lui passaient par-dessus la tête, il ne fendait plus, alerte et léger, les vagues, de ses bras dispos. Il lui semblait qu’une puissance irrésistible l’entraînait vers le fond, et que des liens mystérieux garrottaient ses membres appesantis. Des bourdonnements emplissaient ses oreilles, et ses yeux voilés d’ombre ne distinguaient plus nettement le ciel.

Il pensa : Je n’aurai jamais l’énergie d’aller jusqu’à la barque, et je vais mourir avec ce malheureux. Un désespoir le prit de ne pouvoir sauver cet inconnu qu’il tenait là, étroitement embrassé, comme un frère tendrement aimé. Il ne songeait pas à lui-même, il avait fait le sacrifice de sa vie, et il ressentait une âpre joie de la donner non inutilement, par un absurde et lâche suicide, mais en luttant pour arracher un homme à la mort.

Une rage de triompher lui rendit de la vigueur, il enleva d’une poussée plus puissante son inerte fardeau, et, une fois encore, il apparut sur la crête des lames. La barque n’était plus qu’à vingt mètres de lui. Un cri sourd sortit de sa bouche serrée par la contraction de tous ses muscles. Il battit l’eau de ses bras, pendant que ses jambes paralysées restaient sans mouvement. Un coup de houle le fit tourner, et le flot amer lui emplit ta gorge, étouffant un dernier appel. Il s’enfonça dans l’eau verdâtre, sous la clarté de la lune, avec