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qu’un soir de folie il ne partirait pas pour aller se jeter à ses genoux ? Lucide, en pleine possession de lui-même, fort de toute sa rancune, il n’osait s’interroger, dans la crainte d’être obligé de s’avouer que rien ne pourrait le retenir.

Il eut un mouvement de désespoir et de découragement profond. Il comprenait pourtant toute l’indignité de sa vie, toute la bassesse de sa conduite, toute l’ignominie de sa complaisance. Elle le trompait, il le savait et il n’avait pas l’orgueilleuse énergie de ne plus la revoir. Et quelles douleurs, quelles tristesses, dans cette existence qui deviendrait plus misérable, à mesure qu’il se montrerait plus faible ! Et quel terme aurait-elle ? Une mort inutile, dans quelque accès de jalousie furieuse, un suicide absurde, dégradant, qui traînerait dans les faits-divers des journaux, affligeant les derniers amis qui lui seraient restés fidèles. Ne valait-il pas mieux en finir tout de suite, en face de cette mer paisible, sous ce ciel profond, alors qu’il était encore digne de faire couler des larmes sincères ?

Il demeura à rêver dans la tranquille clarté de la lune, au milieu des herbes odorantes. Et, peu à peu, sa pensée se détourna de la mauvaise femme.

Une maison riante, calme, cachée dans la verdure, habitée par une famille étroitement unie, s’évoquait maintenant. C’était celle où vivait son ami Jacques de Vignes, entre sa mère et sa soeur. Certes, tout leur aurait souri, si la maladie ne s’était abattue menaçante, active, sur ce grand et beau garçon, qui s’attachait si ardemment à la vie. Que leur manquait-il pour être heureux ? La santé, pour le fils et le frère passionnément aimé, la santé seulement. Mais, ironie de la destinée, chaque jour Jacques se penchait plus triste, plus faible, comme pour se rapprocher de la terre dans laquelle il