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désespéré qu’avec un esprit méfiant, presque haineux. Il me semblait qu’elle me reprochait la mort de celui qu’elle pleurait, et, irrité, je me suis détourné de la pauvre enfant, au lieu de la consoler et de pleurer avec elle. La vie de Laurier, je la sentais affluer en moi, il me l’avait donnée, elle m’appartenait… J’étais encore si près des angoisses de la maladie, de l’horreur de l’agonie, que j’aurais tué, je crois, pour défendre cette existence prodigieusement recouvrée. Et je me suis jeté comme un furieux, comme un insensé, dans le plaisir, pour imposer silence à ma raison, pour forcer ma conscience à se taire. Mais je suis un lâche, oui, un lâche ! Et l’existence que je mène en est la preuve !… Davidoff… que n’ai-je la puissance de rappeler Pierre à la vie !… Ce serait le salut de la pauvre Juliette, et, qui sait ? peut-être le mien. Oui, en voyant Laurier vivant, je reprendrais confiance en mes propres forces, et je cesserais de croire à ce secours surnaturel, qui, quoi que vous en pensiez, m’a seul soutenu jusqu’ici. J’aurais la preuve que je puis vivre, comme tous les autres. Ou bien, la petite flamme s’éteindrait en moi, et alors ce serait le repos, le calme, l’oubli… Oh ! délicieux ! Car, voyez-vous, je suis las, las… bien las !…

Jacques poussa un soupir et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Un frisson douloureux le secoua et son front fut baigné de sueur. Le Russe l’observait avec une compatissante attention.

Il lui dit :

— Vous souffrez, Jacques, le vent de la mer fraîchit. Il ne faut pas rester ici…

— Qu’importe ! fit le jeune homme avec insouciance. Le froid ni le chaud ne peuvent rien sur moi… J’éprouve un grand soulagement à vous avoir dit tout ce que vous venez d’entendre. Je suis un pauvre être, et depuis longtemps je subis