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avait souffert, le pauvre Laurier, il avait arrosé de ses sueurs, de ses larmes et de son sang, le luxe princier de cette fille. Il avait desséché, pour elle, la délicate fleur de son génie. Cheval de race pure attelé à la lourde charrue des répugnants labeurs, il s’était fourbu pour lui gagner l’argent qu’elle semait au courant de sa vie. Et quand il n’avait plus su travailler, il s’était mis au jeu pour obtenir du hasard ce que son talent énervé et faussé ne lui fournissait plus.

Toutes ces étapes de ta misérable existence amoureuse de Laurier, Jacques les connaissait. Il avait vu le peintre, lucide, honteux et exaspéré, les parcourir une à une, descendant, chaque jour, un peu plus bas dans la dégradation morale, se jugeant déchu, perdu, sanglotant de désespoir, blasphémant à grands cris et ne pouvant pas se retenir d’aller à son vice, à sa déchéance, à sa perte, quand la femme adorée et exécrée faisait un signe de son doigt rosé, ou laissait tomber un mot de ses lèvres de flamme. Qu’y avait-il donc de satanique ou de divin, dans cette créature, qui emplissait les hommes d’un affolement si tenace, d’une rage d’amour si impossible à calmer ? La seule rivale, qui eût triomphé d’elle, était la mort. Pourquoi son ami la lui avait-il, en quelque sorte, léguée ? Était-ce donc pour qu’il le vengeât ? Et le supposait-il capable d’asservir le monstre de volupté ?

Le visage de Laurier s’évoqua à ses yeux, tel qu’il le voyait, depuis quelque temps, dans ses songes effrayés. Il était mortellement triste. Il remuait les lèvres, et il sembla à Jacques qu’il murmurait : Prends garde, je t’ai donné la vie, mais elle va te la reprendre. Sa fonction sur la terre est de détruire l’homme. C’est la punisseuse de la lâcheté, de l’égoïsme, du mensonge et de l’infamie. Tout ce que l’homme commet de crimes, c’est elle qui est chargée de le venger. Elle est la force du destin. Poussée par la fatalité, elle frappe indistinctement