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Lettre

ou traité de saint Bernard

contre certaines

erreurs de Pierre Abailard

au pape Innocent II.




Chapitre Ier.


Il rapporte et réfute les doctrines impies d’Abailard touchant la Sainte Trinité.


Nous avons en France un homme qui, de vieux philosophe, est devenu nouveau théologien ; qui s’est joué dès sa jeunesse dans l’art de la dialectique, et qui maintenant veut profaner les saintes Écritures par ses extravagances et ses rêveries. Non content de renouveler des erreurs condamnées autrefois, tant en sa personne qu’en celle des autres, il en invente de nouvelles. Il se flatte de n’ignorer rien au ciel, et sur la terre, excepté le mot je ne sais pas ; il ouvre insolemment la bouche contre le ciel et s’efforce en vain de pénétrer les secrets de Dieu. Revenant à nous de ces hauteurs, il nous parle de mystères ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de raconter. Mais, en se vantant de rendre raison de toutes choses, il entreprend, contrairement à la raison et à la foi, de rendre raison de celles qui dépassent la raison. En effet, qu’y a-t-il de plus opposé à la raison, que de vouloir s’élever au-dessus de la raison, par les seules forces de la seule raison ? Et qu’y a-t-il de plus contraire à la foi, que de refuser de croire tout ce que la raison ne peut comprendre ? Voici, par exemple, le sens qu’il donne à cette parole du Sage : Celui qui croit légèrement est un téméraire[1]. Il dit que croire légèrement, « c’est croire avant de raisonner »[2] : Tandis que Salomon ne parle pas de la foi que nous avons en Dieu, mais de cette croyance ordinaire que nous avons les uns dans les autres. Car, pour cette foi que nous devons avoir en Dieu, le pape saint Grégoire dit, qu’elle est sans mérite, lorsqu’elle est fondée sur les bases de la raison humaine. Et au contraire, il donne de très-grandes louanges aux apôtres, pour avoir suivi le Rédempteur, sur un simple commandement de sa part[3]. Il sait que cette parole du Psalmiste : Il a obéi aussitôt qu’il a entendu ma voix[4], était un véritable éloge donné par le Saint-Esprit ; et que les disciples qui se montrèrent lents à croire encoururent justement les reproches de Notre Seigneur[5]. Marie est louée parce qu’elle a prévenu la raison par la foi ; Zacharie a été puni, pour avoir voulu juger de la vérité de la foi par la raison[6], et Abraham est recommandé pour avoir espéré contre toute raison[7].

2. Mais notre théologien parle tout autrement : « À quoi sert, dit-il, d’instruire les autres, si on ne peut faire comprendre ce qu’on veut leur enseigner ? » De là vient que promettant à ses auditeurs de leur faire entendre les plus hauts mystères, et les plus

  1. Eccli, XIX, 4.
  2. Abail. Introd. à la Théol., liv. II.
  3. Homél. XXVI, sur l’Evang.
  4. Ps. XVII, 45.
  5. Marc, XVI, 14.
  6. Luc, I, 45, 20.
  7. Rom, IV, 18.