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dans l’autre. Si l’on ne sait pas remédier à cette inégale distribution, la province dépérit parce que le défaut d’habitans en rend une partie déserte, et l’autre est appauvrie par leur trop grand nombre.

La nature ne pouvant remédier à ce désordre, il faut appeler l’art à son secours. Les pays malsains cessent bientôt de l’étre, lorsqu’une multitude nombreuse vient tout à coup les habiter. En cultivant la terre, il la rendent salubre, et leurs feux purifient l’air. La nature seule ne peut jamais rendre ces services ; Venise nous en offre la preuve : située dans un lieu bas et marécageux, elle dut la salubrité dont elle jouit promptement à la grande affluence de ses habitants. Pise, à cause de la malignité de son air, ne fut jamais complètement habitée avant le ravage de Gênes et de ses côtes, par les Sarrasins. Il y eut alors dans cette ville un nombreux concours des malheureux chassés de leur patrie ; ce qui la rendit peuplée et puissante.

Lorsque l’on n’envoie point de colonies, il est plus difficile de conserver les conquêtes ; les pays abandonnés ne peuvent se peupler, et ceux qui ont trop de population ne sont point délivrés de cette surcharge. Voilà pourquoi plusieurs parties du globe, et surtout de l’Italie, sont devenues désertes, si on les compare aux temps anciens. Cela vient de ce qu’il n’y a dans les princes aucun amour de la véritable gloire et dans les républiques aucune institution qui soit digne d’éloges. L’antiquité dut à ses colonies la naissance de beaucoup de villes nouvelles et celles qui existaient déjà en reçurent leur agrandissement, telles que Florence fondée par Fiesole, et augmentée par les colonies.

Il est très-vrai, comme le rapportent le Dante et Jean Villani, que la ville de Fiesole, située sur la cime d’une montagne, désirant rendre ses marchés plus fréquentés, et donner plus de facilités à ceux qui voudraient apporter leurs marchandises, les avait placés dans la plaine entre le pied de la montagne et le fleuve de l’Arno. Je pense que ces marchés furent la cause des premières constructions faites dans cet endroit par les commerçants, afin de s’y procurer des abris commodes pour leurs marchandises : ces abris devinrent avec le temps des maisons habitées, qui se multiplièrent beaucoup, lorsque les victoires des Romains sur les Carthaginois eurent rassuré l’Italie contre les invasions de peuples étrangers. Les hommes ne restent dans une position pénible qu’autant qu’ils y sont forcés par la nécessité. La peur de l’ennemi qui fait rechercher un asile fortifié, quoique désagréable, n’a pas plus tôt cessé, que le désir des commodités de la vie invite à s’établir dans des lieux plus faciles et plus agréables. La sûreté que la puissance de la république romaine procura à l’Italie, put sans doute multiplier les habitations dont nous venons de parler, au point d’en former un bourg appelé dans le commencement bourg de I’Arno. Ensuite s’alluma le flambeau des guerres civiles, d’abord entre Marius et Sylla, puis entre César et Pompée, enfin entre les meurtriers de César et les vengeurs de sa mort. Sylla et ensuite les trois autres citoyens de Rome qui se partageront l’empire après avoir vengé la mort de César, envoyèrent à Fiesole des colonies qui s’établirent en tout ou en partie, dans la plaine, auprès de ce bourg qui avait déjà une certaine étendue. Il en reçut un tel accroissement d’édifices, de population, et toutes les parties de l’ordre civil y furent si bien réglées, qu’il put être compté parmi les cités de l’Italie. Mais les opinions varient sur l’origine du nom de Florence. Selon quelques-uns, il vient de Florinus, l’un des chefs de la colonie ; d’autres prétendent que dans le commencement on ne l’appelait point Florence, mais Fluence a cause de son voisinage du fleuve de l’Arno ; et ils s’appuient du témoignage de Pline, dans lequel on lit : "Les Fluentins habitent près du fleuve de l’Arno. " Cette preuve pourrait être fausse, parce que Pline indique dans ses textes la situations des Florentins, et point du tout le nom qu’ils portaient. Ce mot Fluentini doit étre un mot corrompu, car Frontin et Tacite, qui écrivirent à peu près dans le même temps que Pline, se servent des noms de Florence et de Florentins. Dès avant Tibère, elle était soumise aux mêmes formes de gouvernement que les autres cités d’Italie. Au rapport de Tacite, des députés de Florence vinrent demander à cet empereur de n’être point obligés à laisser noyer leurs pays par les eaux de la Chiana. Il n’est pas probable que cette ville eût en même temps deux noms. Je crois donc qu’elle s’appela toujours Florence.