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se venger, s’il échouait dans son dessein, de la ville et des citoyens qui l’avaient offensé avec autant de cruauté que d’ingratitude. Par l’impression que fit une telle injure sur un Romain, dans un temps où cette républi- que n’était pas encore corrompue, on peut ju- ger de l’effet qu’elle produirait sur le citoyen d’un état où les vertus seraient moins en hon- neur. L’on ne peut apporter de remèdes cer- tains à de semblables maux qui se manifestent dans les républiques ; il en résulte qu’il est im- possible d’organiser un état de cette nature, de manière à perpétuer sa durée, parce que mille accidents imprévus concourent à sa ruine. CHAPITRE XVIII. Le plus grand talent d’un habile général est de savoir de- viner les desseins de l’ennemi. Épaminondas, général thébain, disait que la chose la plus nécessaire et la plus utile à un commandant d’armée était de connaitre les in- tentions et les projets de l’ennemi. Plus une telle connaissance est difficile à acquérir, plus celui qui en vient à bout mérite d’eloges. Il est quelquefois plus aisé de découvrir les desseins de l’ennemi que de savoir ce qu’il fait, et plus difficile de savoir ce qu’il fait dans le moment et à peu de distance, que ce qui se passe dans l’éloignement. Il est arrivé plusieurs fois qu’a- près une bataille qui avait duré une journée entière, le vainqueur se croyait vaincu, et ce- lui-ci se croyait vainqueur. Cette erreur a fait prendre des déterminations qui ont cusé la perte de ceux qui les prenaient ; c’est ainsi que s’est consommée celle de Brutus et de Cassius. L’aile commandée par le premier était victo- rieuse. Cassius, qui l’ignorait, se voyant vaincu, pensa que toute l’armée avait cu le même sort. Cette erreur le mit au désespoir, et il se tua lui-même. Nous avons vu un exemple à peu près de ce genre à la bataille de Marignan, gagnée par François ler, roi de France, contre les Suis- ses. La nuit étant survenue, ceux des Suisses qui n’avaient pas été entamés se crurent vain- queurs, parce qu’ils ignoraient que le reste de leur armée avait péri ou était en déroute. | Cette erreur les porta à attendre le lendemain matin pour engager de nouveau un combat qui leur fut si désavantageux, qu’ils ne purent eux- mene se sauver. L’armée du saint-siège et de l’Espagne, trompée par eux, pensa y trouver si perte ; à cette fausse nouvelle, elle avait passé le Pô. Si elle se fût avancée, elle cût été faite prisonnière par les Français, qui avaient remporté la vic oire. L’armée des Romains et celle des Eques tom- bèrent dans la même erreur. Le consul Sem- pronius ayant attaqué ces derniers, la bataille dura toute la journée avec des succès divers de part et d’autre. A la nuit, chaque armée à moi- tie vaincue ne songea point à retourner dans so. camp, et se retira sur des hauteurs voi- sines, pensant y être plus en sûreté. L’armée romaine se divisa en deux : une partie suivit le consul, et l’autre un centurion nommé Tem- panius, dont la valeur avait dans ce combat sauvé les Romains d’unc défaite entière. A la pointe du jour, le consul, sans rien savoir de ce qui se passait chez l’ennemi, se met en marche vers Rome : les Eques s’en retournent aussi. Dans la persuasion que l’ennemi était vainqueur, chacun cher hait à se retirer et se mettait peu en peine d’abandonner son camp. Tempanius, qui faisait aussi sa retraite avec l’autre partie de l’armée romaine, apprend, par quelques blessés de celle des Eques, que ceux-ci ont abandonné le leur ; frappé de cette nouvelle, il rentre dans le camp des Romains qu’il sauve, il va ensuite piller celui des Eques, et revient triomphant dans Rome. Cette victoire, comme on le voit, fut pour celui qui fut informé le premier du désordre de l’ennemi. Ceci nous prouve que deux armées qui se battent l’une contre l’autre peuvent être éga- lement maltraitées ; la victoire dans ce cas restera à celui qui sera le premier informé du mauvais état dans lequel se trouve son ennemi. Je vais en citer un exemple domestique et récent. Les Florentins, en 1498, serraient de près la ville de Pise avec une armée nombreuse ; les Véni- tiens, qui l’avaient prise sous leur protection, ne voyant pas d’autre moyen de la sauver, ré- solurent de faire une diversion en attaquant les terres des Florentins avec d’autres troupes. Après en avoir rassemblé un corps considéra- ble, ils pénètrent dans le Val di Lamona, s’em-