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querai seulement, sans rien ajouter, les noms des interlocuteurs.

cosimo. Vous avez ouvert un entretien tel que je le désirais. Je vous conjure de me parler avec une entière liberté, car c’est ainsi que je me permettrai de vous interroger ; et si, dans mes questions ou mes réponses, j’excuse ou condamne quelqu’un, ce sera sans aucune intention de ma part ou d’excuser ou d’accuser, mais seulement pour apprendre de vous la vérité.

Fabrizio. Je serai charmé de vous dire tout ce que je saurai sur les diverses questions que vous pourrez me faire. Vous jugerez si je vous dis vrai ou non. Au reste, j’entendrai vos questions avec grand plaisir : elles me seront aussi utiles que pourront vous l’être mes réponses. L’homme qui sait interroger nous découvre des points de vue et nous offre une foule d’idées qui, sans cela, ne se seraient jamais présentées à notre esprit.

Cos. Je reviens à ce que vous disiez d’abord, que mon grand-père et vos princes napolitains eussent mieux fait d’imiter les anciens dans leur mâle vigueur que dans leur mollesse. Ici, je veux excuser mon grand-père ; quant aux autres, je vous en laisse le soin. Je ne crois pas qu’il y ait eu de son temps un homme qui détestât plus que lui la mollesse, et qui aimât davantage cette austérité dont vous venez de faire l’éloge ; mais il sentait qu’il ne pouvait exercer lui-même cette vertu, ni la faire pratiquer à ses enfants, dans un siècle tellement corrompu que celui qui s’aviserait de s’écarter des usages accoutumés serait ridiculisé de chacun. Qu’un homme, à l’exemple de Diogène, au milieu de l’été, à la plus grande ardeur du soleil, se roule nu sur le sable, ou sur la neige pendant les glaces de l’hiver, il sera traité de fou ; qu’un autre élève ses enfants à la campagne, comme les Spartiates ; qu’il les fasse dormir en plein air, marcher la tête et les pieds nus, et se baigner à l’eau froide en hiver, pour les endurcir à la douleur, pour affaiblir en eux l’amour de la vie et leur inspirer le mépris de la mort, non-seulement il sera ridiculisé, mais il sera regardé moins comme un homme que comme une bête féroce. Si quelqu’un aujourd’hui ne vivait que de légumes, comme Fabricius, et méprisait les richesses, il ne serait loué que du petit nombre, et ne serait imité de personne. Aussi mon grand-père, effrayé de l’ascendant des mœurs actuelles, n’osa pas embrasser les mœurs antiques, et se contenta d’imiter les anciens dans ce qui ne pouvait exciter un bien grand scandale.

Fabrizio. Vous avez, à cet égard, parfaitement excusé votre grand-père, et vous avez raison sans doute ; mais ce que je proposais de rappeler parmi nous, c’était moins ces mœurs dures et austères que des usages plus faciles, plus conformes à notre manière d’être actuelle, et que chaque citoyen revêtu de quelque autorité pourrait sans peine introduire dans sa patrie. Je citerai encore les Romains ; il en faut toujours revenir à eux. Si l’on examine avec attention leurs institutions et leurs mœurs, on y remarquera beaucoup de choses qu’on pourrait faire revivre aisément dans une société qui ne serait pas tout-à-fait corrompue.

Cos. Puis-je vous demander en quoi il serait bon de les imiter ?

Fabr. Il faudrait, comme eux, honorer et récompenser la vertu, ne point mépriser la pauvreté, engager les citoyens à se chérir mutuellement, à fuir les factions, à préférer l’avantage commun à leur bien particulier, et à pratiquer enfin d’autres vertus semblables, qui sont très-compatibles avec ces temps-ci. Il ne serait pas difficile d’inspirer ces sentiments, si après y avoir fortement pensé, l’on s’attachait aux véritables moyens d’exécution. Ils sont si frappants de vérité, qu’ils seraient à la portée des esprits les plus communs. Celui qui obtiendrait un pareil succès aurait planté des arbres à l’ombre desquels il passerait de plus heureux jours encore que sous ceux-ci.

Cos. Je ne veux rien répliquer à ce que vous avez dit : c’est à ceux qui sont en état d’avoir une opinion à cet égard à prononcer. Mais pour mieux éclaircir mes doutes, je m’adresserai à vous même, qui accusez si vivement ceux de vos contemporains qui, dans les circonstances importantes de la vie, négligent d’imiter les anciens ; et je vous demanderai pourquoi, si vous croyez que cette négligence nous fasse dévier de la véritable route, vous n’avez point cherché à appliquer quelques usages de ces mêmes anciens à l’art de la guerre, qui est votre métier, et qui vous a acquis une si grande réputation.