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légers de la femme, les pas pesants de l’homme… Et d’une chute plus lourde, vertigineuse, je retombai dans le silence et dans la nuit… Étais-je vivant ?… Étais-je mort ?… Où donc étais-je réellement ? Tout cela n’était-il pas un épouvantable cauchemar ?… Je ne savais pas… je ne savais plus rien… plus rien !

Je crus qu’un siècle venait de s’écouler quand la porte du cabinet s’ouvrit toute grande, s’éclaira. Entre l’immense chapeau noir et le collet de plumes tout ruisselants de pluie, le visage de la femme m’apparut… Bien qu’il me fît l’effet d’une menue tache livide sur du noir, d’un menu morceau de papier blanc collé sur du noir, il rayonnait d’une joie angéliquement pure…

— Viens, dit-elle… viens vite…

Je me sentis enveloppé, porté, assis devant une table où s’étalaient trois grosses tranches de jambon, un énorme morceau de fromage, une poire, une bouteille de vin, une longue miche de pain…

Ébloui par la vue des victuailles, grisé par leur odeur, j’oubliai tout… j’oubliai les voix, les bruits, la chambre, le divan, les mots abominables… j’oubliai l’homme, la petite femme elle-même… Je n’étais plus un être humain ; j’étais une bête devant la proie. Dominé par l’instinct féroce de la brute qui avait fait irruption en moi avec une violence soudaine, je me précipitai, les crocs impatients, les mains en griffes, sur la