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puis s’approcher, doucement, de moi qu’elle caressa d’une main moite… puis me dire :

— Et toi aussi, mon chéri, tu seras gentil, pas ?… qu’est-ce que tu vas me donner ?

J’écartai sa main, levai les yeux vers elle :

— J’ai faim… gémis-je, d’une voix sourde, hébétée…

Surprise d’abord, puis effrayée, elle se recula vivement en poussant un cri. Ses deux bras en avant, comme pour se préserver et se défendre… C’est que les gestes de la faim ressemblent aux gestes du crime. Une lueur pareillement sinistre brille dans les yeux de l’affamé et dans les yeux de l’assassin… Il y a un moment où, tous les deux, ils portent le même inexorable destin… Durant quelques secondes elle attendit — terrible angoisse — le coup de couteau du mauvais visiteur… Je la calmai, et d’un ton moins farouche, d’un ton où il ne restait plus que l’appel suprême de la détresse :

— J’ai faim ! répétai-je… Donne-moi à manger… je t’en prie !… N’importe quoi !

Elle me considéra longuement sans parler, sans comprendre… Elle faisait un immense effort pour comprendre ce qui lui arrivait… Et je balbutiais :

— N’importe quoi !… à manger, n’importe quoi !… même les débris de ton seau à ordures, si tu veux… comme à un chien… N’importe quoi… dis ?… mais quelque chose à manger… J’ai faim… j’ai faim !…