Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/230

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nous disions rien, il est vrai… mais elle était là… Elle lisait des romans, moi j’inventais des sirops antiseptiques… des granules contre la tuberculose… Enfin, elle me manque… J’ai cru la remplacer en allant au café, le soir, prendre un bock et lire les feuilles publiques… Eh bien ! non, ça n’est plus la même chose ! Je l’ai attendue six ans. Pendant six ans, chaque jour, j’ai fait mettre à table son couvert, j’ai fait préparer, le soir, par la femme de chambre ses petites affaires dans le cabinet de toilette… Je pensais qu’elle reviendrait ; elle aurait, en rentrant, trouvé les choses posées comme au jour où elle me quitta… Je n’y pense plus maintenant… Je ne l’espère plus… Alors j’ai vendu la pharmacie, donné congé de mon appartement… Et, depuis que je suis ici, à la campagne, en pleine nature, cela va mieux… Oui, je commence à me moquer de ma femme ; et savez-vous à quoi je pense en ce moment ?

Il eut un petit rire triste et se frotta les mains, de longues mains grises et sèches et flétries qui faisaient, l’une contre l’autre, un bruit de papier froissé.

— Eh bien ! je songe que si ma femme revenait et qu’elle vît la pharmacie vendue, l’appartement vide… elle serait bien étonnée… bien étonnée… Et cela serait drôle qu’elle fût obligée d’aller coucher à l’hôtel… Hé ! hé ! ne trouvez-vous pas ?

Nous nous levâmes de table, et nous attaquâmes notre première partie de piquet.