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tait, contemplait le panoramique paysage baigné d’une lumière très douce, et, traçant dans l’air, avec sa canne, quelque dessin de vierge ou de sainte, disait :

— Oh ! ces primitifs, l’ont-ils sentie la nature !… Une figure… là, tiens ! et tout ça derrière… Quel van Eyck !

À ce moment, nous entrions dans un petit bois qui couronne de verdure le sommet de la côte. Et, tout à coup, dans une clairière, nous vîmes se dresser devant nous une étrange apparition.

Droite, énorme, immobile, elle barrait l’étroite sente où nous cheminions. Un fusil brillait à son poing. À ses pieds, le coteau dévalait à pic et, formant une gorge profonde, remontait en ondulations rapides, couvert de hêtres rabougris et de frissonnants bouleaux. La silhouette géante s’enlevait sur ce fond de mouvantes verdures. Elle était extraordinaire et surnaturelle. Rien, en elle, ne bougeait. On eût dit qu’elle venait de surgir du roc, roc elle-même à peine taillé. Et son fusil reflétait le nuage qui passait au-dessus d’elle.

En ce lieu sauvage, cette apparition soudaine nous arracha à nos préoccupations, à la nature, à la vie. Nous nous crûmes transportés dans un autre âge, dans un pays inconnu et chimérique. Était-ce une femme ? un homme ? un bloc de pierre taillée ?… un impassible bronze ? Nous ne cessions de la regarder.