Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/207

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amener une épouvantable collision. C’est toujours drôle… Mais, dans ce cas particulier, la drôlerie se compliquait de ceci que ma femme, ma chère et horrible femme, se trouvât dans le train tamponné !… Ha ! ha !… ha !… Comme le mécanicien hésitait à exécuter mes ordres, je lui expliquai : « Le train 18 a 45 minutes de retard… En lâchant toute vapeur, vous atteindrez K… avant le passage du train. Là, vous vous garerez… et vous aurez gagné une bonne heure… D’ailleurs, je prends tout sur moi. » Il partit… Oui ! je pouvais prendre tout sur moi ! La nuit était profonde et sans lune ; il y avait, en outre, une brume épaisse, une de ces brumes dont on dit qu’elles peuvent se couper au couteau… Bonsoir, adieu… Bien des choses à la camarde, chers petits agneaux !… Naturellement, ce que j’avais prévu arriva, dans l’ordre où je l’avais prévu… À peine deux kilomètres avaient-ils été franchis que, boum ! bing ! patatras ! les trains se rencontrent, se montent l’un sur l’autre, se broient, s’enflamment… Les machines explosent… des bras, des jambes, des crânes, des troncs épars, toute une bouillie de chair humaine s’agglutinant à toute une pulvérisation de bois, de fer et de cuivre… Total : 150 morts, 212 blessés… Et, parmi les morts, méconnaissable, hideusement mutilée, ma femme !… Était-ce assez génial, ce que j’avais combiné là !